14 ans, toujours faché…

Tout le monde dormait. Comme souvent j’ai laissé jouer quelques épisodes de plus avant de finalement me résigner et éteindre la télé. J’hais septembre. En passant devant la bibliothèque je me suis attardé à la bouteille de Scotch. Un Oban, je l’aime bien, il est doux. J’ai pris deux verres et me suis installé à table. J’ai ouvert la bouteille et rapproché les deux verres. J’en ai rempli au quart pour moi, et l’autre, l’ai laissé vide, je l’ai placé devant la chaise en face.


« Salute papa! »

Je pris une gorgée en fermant les yeux. Puis déposé le verre.

« tu pourrais au moins remplir mon verre… sinon c’est Salute personne »

Cette voix… j’hésitais à ouvrir les yeux. C’était sans doute mon imagination, ou la fatigue ou le stress. J’ouvris un œil. Lentement. Tu étais là. Me regardant. Les sourcils relevés. L’air d’attendre.

  • Michèle… mon verre.
  • Je ne me souviens pas t’avoir déjà vu boire du Scotch.
  • Ce n’est pas important ce qu’il y a dans le verre.

J’ai souri et rempli le verre.

Tu l’as saisi et l’as levé devant tes yeux, observant la lumière à travers, le faisant tournoyer légèrement.

  • Tu n’aimerais pas ça p’pa.
  • J’ai la chance maintenant de choisir ce que goûtent les choses. pour toi c’est du Scotch, pour moi du vin rouge, ou une Grappa, ou de l’eau,
  • C’est de la chance? Drôle de façon de voir les choses.
  • Après 14 ans, la perspective change Michel…
  • Ça doit plutôt être ça la chance, non? Accepter.
  • Tu es fâché.
  • Non, on n’interprète pas les choses de la même façon c’est tout.
  • Et tu voudrais que je fasse quoi?
  • Rien. J’imagine.

On prit une autre gorgée, simultanément. Nos verres se posèrent avec un synchronisme déroutant.

  • Pourquoi tu es là?
  • Tu voulais jaser non?
  • C’est un peu tard.
  • Y est jamais trop tard.
  • Arf, cette phrase-là. C’est juste pour se sentir mieux. C’est bien plate, mais y peut être trop tard… Si tu arrives après le but vainqueur y est trop tard… Si tu manques le dernier métro y est trop tard… Si tu te fais frapper par un camion en te rendant à une date, y est trop tard. Ce n’est pas vrai qu’on peut toujours se reprendre.

Tu me fixais. Silencieusement encore, comme ça a toujours été. Le même visage impassible. Ces yeux bleu pâle rivés sur moi, m’observant, attendant que je reparte sur un monologue incohérent, rempli de critiques, de jugements, d’opinions plus ou moins rigides.

On prit une autre gorgée. Et le bruit de nos verres qui touchent la table au même moment.

  • As-tu aussi la chance de choisir quand tu apparais ou pas?
  • C’est aussi un loisir qu’on a. C’est plus facile en rêve, ça demeure flou, les gens ont tendance à les oublier, ou en conserver un bref souvenir. Ça leur appartient ensuite.
  • C’est malin ça…
  • Qu’est-ce que tu veux que je te dise Michel?
  • Commence par me dire pourquoi tu es là…
  • Je te l’ai dit c’est toi qui voulais me parler…
  • J’ai rien à dire.
  • Ne dis rien alors.
  • Ah bravo. Les silences ne changent pas eux.

Tu m’as souri. J’ai baissé les yeux le temps d’un instant.

  • Tse Michèle, c’est vrai que de dire les bonnes choses aux bons moments, c’est important… Mais ne pas les dire du tout. C’est pire que les dire trop tard. Je sais de quoi je parle.
  • Ça changerait quoi? Ce n’est pas comme si on allait en reparler ou que ça effacerait le vide des 14 dernières années. Ou les silences des 39 dernières.
  • Essaye toujours…


On a pris une autre gorgée et il ne reste maintenant que la moitié du verre.

  • Ça va prendre plus qu’une bouteille…
  • À plus qu’une bouteille, tu ne pourras plus parler.

J’ai souri à mon tour.

  • Je suis fâché tu sais p’pa
  • Je sais.
  • Non je pense pas.
  • Dis-moi alors.
  • Tu es partie
  • J’ai tout donné Michel…
  • Pour moi ce n’était pas assez…
  • Tu es sévère, ce n’était pas ton combat…
  • Je suis fâché.
  • Et ça te donne quoi?
  • Tu es partie pendant que l’espoir était toujours là. Aveuglément, ou peut-être pour me protéger, pour avoir l’air fort devant toi, pour avoir l’air fier, j’avais espoir que tu gagnes. Pis tu as abandonné.
  • J’ai pas abandonné, j’avais plus d’énergie, tu ne te fâches pas pour les bonnes raisons…
  • Je ne suis pas fâché. Je suis en tabarnak. Tout le temps… contre tout. Contre moi, contre toi, contre le cancer. J’haïs tout. Pis c’est égoïste parce que c’était pas mon combat, c’est vrai, pis j’aurais voulu me battre, pis je ne voulais pas que tu partes là… j’avais besoin de toi. J’ai encore besoin de toi pis t’es pas là. Pis j’ai rien pu te dire, pis tu ne m’as rien dit pis ce silence-là me met en criss. Ce silence-là c’est la rage que j’ai tout le temps en dedans pis qui sort pas parce qu’elle n’a pas de voix.

Je me suis mis à pleurer, et tu me regardais toujours, sans dire un mot, en écoutant chaque mot, en recevant le poids de chaque syllabe comme des attaques au rythme d’un tempo hors de contrôle. Comme un flux inépuisable. Un torrent qui sortait de moi sous formes de phrases s’enchaînant les unes après les autres sans pauses.

  • J’ai pas eu le temps de te dire ce qu’un fils adulte veut dire à son père. J’ai pas eu le temps de vivre cette relation-là. J’ai pas eu le temps de te dire combien tes silences étaient lourds. J’suis en criss parce que tu parlais pas, pis t’étais pas là pour me dire que les silences c’était pas toujours le bon choix. Je suis tout le temps enragé parce que t’étais plus là quand j’aurais voulu te dire bye… pis t’étais plus là quand j’aurais voulu que tu me parles, t’étais plus là quand j’aurais voulu que tu me dises que c’était OK pis que tu partais en étant fier de nous…
  • J’ai jamais eu besoin de vous le dire, vous le saviez.
  • Mais je voulais l’entendre.

Les yeux plein d’eau je te fixais. Fâché, encore, la respiration rapide. Et toi, impassible. La main sur le verre, l’autre sur la table, à me fixer toujours.

J’ai baissé la tête, il restait une gorgée dans nos verres. J’ai fermé les yeux, j’ai porté le verre à mes lèvres et l’ai vidé. L’écho de nos verres retombant sur la table m’a laissé savoir qu’encore tu avais bu en même temps que moi. J’ai gardé les yeux fermés, savourant la dernière gorgée.

  • Je suis tout le temps en criss parce t’es partie pis j’ai pas pu te dire combien t’étais un bon père.

J’ai ouvert les yeux, doucement. Devant moi, un verre vide, un cerne de scotch au fond. Puis une chaise vacante, juste un peu croche. Et pour un instant, l’impression qu’il n’était pas trop tard pour avoir cette discussion.

Il y a ces conversations qui n’ont jamais lieu, qui pourtant on souhaiterait tellement avoir. Cette mauvaise manie de se dire qu’on en reparlera une autre fois, que ce n’est pas le bon moment, en oubliant que plus tard ce ne le sera pas non plus. Pour finalement regretter de ne pas avoir pris le temps.

J’ai pensé à cette fausse conversation après avoir regardé l’épisode 10 de la saison 2 de Ted Lasso, un épisode qui m’a bousculé sur le sentiment du deuil, et sur la façon de le vivre. Je me suis mis à réfléchir à comment se passerait une discussion avec quelqu’un qui n’est plus là. Sans être de l’écriture automatique, j’ai laissé les mots se succéder sans trop réfléchir, et naturellement, c’est la colère qui a pris le dessus. Et juste comme ça, ce texte est devenu un exutoire d’émotions refoulées.

Il n’y a pas de recette, pas de solution miracle. Le temps est la clef, phrase clichée, et même si je suis encore et toujours fâché, je progresse, à mon rythme, et c’est peut-être là la solution; accepter que les choses ne se passent pas comme on le voudrait, mais simplement comme elles se présentent. À vouloir tout contrôler, on finit par perdre le contrôle de tout, et même parfois de nous même.

C’est une brève et très personnelle réflexion sur la mort, les silences, l’orgueil et les regrets. Une petite incursion dans ma tête, où le petit garçon de 25 ans, dans un corps de 39, est assis sur le bord du trottoir à attendre que son père revienne.