Le printemps à ça de bien, qu’il nous sort de la morosité, et la déprime de l’hiver trop long qui nous afflige toujours pendant des mois. Ces premières journées chaudes d’avril nous donnent l’énergie nécessaire pour affronter les quelques journées froides qui persisteront mettent la table pour l’été à venir. Les premières journées d’automne, elles, ont un effet semblable. Elles nous permettent de vivre encore un peu en mode estival, et nous font oublier, le temps d’un week-end ou deux, que les journées raccourcissent lentement, et que la prochaine étape est l’hiver. Elles ont en commun l’espoir. L’une l’espoir du beau temps qui s’en vient, de l’énergie, la beauté, l’éclosion, le renouveau. L’autre, l’espoir d’une continuité, d’un rallongement, d’un été qui pourrait perdurer et ne pas disparaitre, l’espoir de repousser la fin d’un instant, d’un bonheur, l’espoir que les bonnes choses n’aient pas de fin.
Et juste comme ça, je profitais des premières journées d’automne. L’espoir d’un été plus long était bien présent, ayant eu une saison estivale ordinaire. Avec un mercure qui affichait 24 degrés Celsius, j’ai enfourché mon vélo pour peut-être une de mes dernières sorties de l’année. Le fond de l’air froid aura tôt fait de me geler les mains et les joues, et je ne suis pas équipé pour le vélo hivertomnale, vous savez, Novembre. Enfin, c’était une journée parfaite. Pas de nuage, pas trop de vent, la température parfaite pour donner un bon effort, sans être écrasé par la chaleur. J’ai commencé doucement en parcourant ma rue. Saluant les parents qui commençaient à nettoyer le terrain, évitant les flaques d’eau de ceux qui déjà vidaient leurs piscines. Ça sent l’eau de mer ici, d’après moi, ce n’était pas leur meilleur été d’entretien. En passant à côté de l’école, j’ai observé la cour un instant, elle était pleine, des jeunes à vélo, des gens de tout âge qui jouaient au soccer, d’autre au basket, et des tout petits qui montraient à leur parent leur progression sur deux roues. Tous ceux qui n’étaient pas aux pommes étaient probablement là. L’espoir était omniprésent, accompagné par l’énergie et la bonne humeur. Surprenant ce qu’une journée d’automne ensoleillé peu faire.
Rendu au bout, je me suis engagé sur la rue du fond, celle à l’extrémité sud de la ville. Plus loin, ce sont les champs. Enfin, un peu de forêt, un peu de champs, un peu de forêt, puis des champs, des champs, des champs. À ce moment-ci de l’année, ils ont la particularité d’être bien longs et dorés. Ce qui, je ne mentirai pas, rend les randonnées à vélo encore plus agréable. L’autre particularité de cette route panoramique qui fait le tour de la ville, c’est son faible achalandage. On peut y rouler en toute quiétude, sans crainte de se faire frapper par un camion. Enfin presque. J’avais un bon rythme quand j’ai emprunté une courbe qui descendait un peu. J’ai baissé la tête pour être légèrement plus aérodynamique et me laisser porter par la pente.
– Michele! Lève la tête !
Cette voix. Que j’ai tout de suite reconnu bien sûr. J’ai relevé la tête au moment où il arrivait à ma hauteur. Il pédalait nonchalamment, sans trop d’effort, sourire aux lèvres.
– T’es sérieux là ? En 25 ans, je ne t’ai jamais vue sur un vélo.
– Ah, mais il n’est jamais trop tard. Tu pourras dire qu’à 40 tu t’es fait dépasser par un vieux de 85.
– D’abord, tu as 70, ensuite, tu ne me dépasses pas, et ça ne compte pas, tu as surement infinie d’endurance. C’est de la triche.
– Bon bon bon, allez. Sois donc content là, on fait une ride de vélo ensemble.
– Il vaut mieux tard que jamais… Oh attend… Pour moi, c’est jamais.
Il n’a rien répondu à ça. Je ne sais pas si c’était parce qu’il ne voulait pas, ou simplement parce qu’il n’aimait pas la confrontation. C’était sa meilleure tactique. Dans les conflits, il restait silencieux. L’autre se tannait avant ou avait l’air fou de s’emporter tout seul. Dans les deux cas, il gagnait silencieusement. J’imagine que c’était ça son superpouvoir, le silence. J’avais sans doute hérité ça de lui, mais je me plaisais également dans la quiétude.
– J’ai habitude de faire du vélo tout seul. Pas besoin de jaser.
– Je sais.
– Pourquoi t’es là alors ?
– Dis-le-moi. Tu connais la rengaine, c’est toi qui attires ma présence, je dois encore l’expliquer ?
– Non non. Tu gosses. Je n’ai rien à dire.
– D’accord.
Il a accéléré. Comme si de rien était, sans effort, il m’a distancé, sur un faux plat ascendant qui plus est. Ça m’a mis hors de moi, j’ai accéléré. L’orgueil avait cette qualité de vous faire oublier la fatigue, la douleur, l’effort. Je l’ai rattrapé assez rapidement. Il zigzaguait entre les pommes de terre laissé sur la route par les tracteurs des agriculteurs. Sifflotant, tantôt levant les jambes. On aurait dit un enfant. Il se prenait pour Roberto Benigni dans La Vita è Bella quand il parcourt son village à vélo.
– Arrête ça !
– Pourquoi ? J’ai du plaisir, pas toi ?
– Non, tu m’énerves. J’essaie de me changer les idées.
– C’est pour ça que tu fais du vélo ? Pour oublier ?
– Je le fais pour penser à rien.
– Ça te donne quoi Michele?
– Pendant ce temps-là, je ne suis pas fâché.
– Tu n’es pas fatigué d’être fâché?
Je n’ai pas répondu. Il a soupiré, puis accéléré de nouveau. Traversant la rue principale sans faire son stop, il m’a distancé un peu. Regardant en arrière pour me narguer. Après mon arrêt, et ayant laissé passer quelques voitures, je me suis levé pour le rattraper. Constatant mon effort, il a ralenti.
– Tu vois, je suis bon joueur, je t’attends.
– Ça fait 15 ans que je t’attends moi. Je ne t’achale pas avec ça.
On s’engageait sur la route que je déteste le plus, usée, pleine de trous et de craques. C’était la portion slalom de mon parcours. J’avais peine à suivre, avec les trous, la résistance et les zigzags, lui filait comme une libellule au-dessus de l’eau. Agile, avec aisance. Libre. Rendu au bout de la rue, je me suis arrêté. J’avais besoin de boire un peu d’eau. Surtout, la vibration du vélo m’avait donné des fourmis dans les mains. Appuyé sur mon vélo, je reprenais lentement mon souffle. Lui, se tenait debout, tenant le guidon, calme, sans aucun signe de fatigue.
– Tu ne vas pas passer ta vie à attendre Michel.
– Ce n’est pas aussi simple. On a déjà eu cette conversation-là.
– Et on va continuer à l’avoir aussi longtemps que tu ne lâcheras pas prise.
– Je ne suis pas capable.
– Ça fait 15 ans Michel.
– On dirait que c’était hier. Tu ne peux pas comprendre.
– Il n’y a rien à comprendre…
– Tu as attendu d’être tout seul pour t’en aller. Pourquoi tu ne nous as pas attendus ?
– J’avais plus d’énergie…
– MAIS JE T’EN AURAIS DONNÉ MOI… JE T’AURAIS TENU LA MAIN, JE SAIS PAS, J’AURAIS.. JE SAIS PAS… J’AURAIS PLEURÉ AVEC TOI.. UN INTANT… j’AURAIS PRIS CES DERNIERS MOMENT LÀ PIS J’AURAIS PLEURÉ AVEC TOI… J’aurais pleuré… Je t’aurais laissé partir…
– C’est ça que tu gardes en dedans… Le refus… La colère…
– Maman était dans l’autre pièce… Tu aurais pu attendre !
Je pleurais, j’étais essoufflé par les émotions. Je prenais des gorgés d’eau pour essayer de penser à autres choses, mais il était là à me regarder.
– Il faut que tu me laisses partir Michel. Pour toi…
– Je n’y arrive pas. J’ai trop de hargne en dedans…
– Laisse là sortir, la colère, laisse là aller, avec moi.
– IMPOSSIBLE… TU NE PEUX PAS ME DEMANDER ÇA… JE N’Y ARRIVERAI PAS. Je n’y arriverai pas…
Il me regardait silencieusement. Le vent soufflait doucement. Séchant les larmes sur mes joues. Je regardais ailleurs. Orgueilleux. J’ai repris une gorgée d’eau. Essayé de changer de sujet.
– On devrait continuer. Si tu as encore de l’énergie…
– Ah, tu sais moi Michele… L’énergie, j’en manque plus.
Il tourna la tête pour regarder la portion de route devant nous. C’était une longue ligne droite, la dernière de mon trajet. Une légère descente, puis une remontée un peu plus longue, et de l’autre côté de la pente, une courbe qu’on ne voyait pas d’ici.
– On fait une course ?
– Papa sérieux ?
– Quoi ?
– Je ne vais pas courser un fantôme…
– Allez. Une folie. Pour le plaisir. Je ne tricherai pas.
– Je n’ai rien à gagner.
– Tu as tout à gagner Michel… Sors la colère. Allez… Course avec moi.
Je le fixais. Il souriait, me tendant la main. J’ai repris une gorgée d’eau, rangé ma gourde et réenfourché mon vélo. On a pédalé doucement jusqu’au début de la longue ligne droite. Côte à côte, on regardait droit devant, attendant le go de l’autre. Je l’ai regardé, il souriait, le soleil l’éclairait merveilleusement. C’en était presque cinématographique. On se donna le go. Puis on est démarré en trombe. Moi, debout, lui, confortablement assis. Je sentais chacun des muscles de mes jambes se gonfler et travailler à pousser sur les pédales pour faire avancer le vélo. Lui pédalait tout bonnement, à ma hauteur, sans efforts.
– Ne triche pas papa!!!
– Je ne triche pas, tu es en avance!!
Je le devançais d’une roue, l’effort était plus que soutenu, je sentais mon cœur battre à travers ma poitrine. Puis en relevant la tête, je l’ai vue me dépasser.
– Allez Michele!! Dépasse-toi ! Fait sortir la colère !
– PAPA ATTEND!! TU VAS TROP VITE!!!
J’étais appuyé sur le guidon, donnant tout ce que j’avais. On finissait de descendre la pente et entamait la remontée, il me distançait de plus en plus. Ne regardant plus en arrière, il fonçait à son tour.
– Allez Michele, un dernier effort.
– PAPA, ATTEND… JE N’Y ARRIVERAI PAS… ATTEND PAPA, VA-T’EN PAS…
– Il faut que tu laisses aller la colère Michel… Laisse aller…
Il arrivait au haut de la côte. Je le perdais de vue. Je criais pour qu’il m’attende. Comme un enfant qui court derrière ses parents qui font semblant de partir. Il disparaissait de l’autre côté de la pente. Moi, inconsciemment, je le laissais gagner. J’essayais un dernier effort, me relevant sur mon vélo.
– PAPA!!! ATTENDS-MOI… S’IL TE PLAIT ATTEND… attend…. Je suis plus fâché… Papa… je voulais juste te dire au revoir…
En arrivant en haut de la cote, il n’y avait plus que moi. Essoufflé, vidé, en sueur, en pleur. J’avais investi tout ce qu’il me restait d’énergie, de colère, de hargne, d’effort. Je regardais droit devant, le vide. Plus d’eau dans ma gourde. Je me suis assis sur le bord du chemin. Réfléchissant à cette balade en vélo, comprenant qu’au-delà de la course, il ne cherchait pas à gagner.
En ce début d’automne, par une belle journée d’été. La route, aussi rude fût-elle, était venue m’éclairer. Un peu comme le font les feuilles à chaque année, il faut braver les saisons, puis simplement laisser aller. L’arbre ne garde pas ses feuilles prisonnières, ils les laissent nourrir le sol pour l’aider à perdurer.
Le deuil est unique à celui qui le vit. Personne ne le subit de la même façon. Certains les vivent court, d’autre plus long. Ça fait 15 ans que je suis fâché, fâché d’un deuil que je n’arrive pas à laisser passer. Fâché d’un espoir qui depuis longtemps s’est épuisé. Si le deuil est comme les saisons, je suis prêt pour l’hiver. Un hiver court, qui peut-être après un automne de 15 ans, laissera poindre un printemps serein, rempli d’espoirs nouveaux, qui, un peu comme les feuilles qui dans la mort nourrissent le sol, permettra de m’épanouir, fort des souvenirs gravés dans ma mémoire.