C’était un soir d’automne. Elle m’avait écrit pour qu’on aille prendre une marche. L’envie de se changer les idées qu’elle m’avait dit. “ Y a juste avec toi que j’arrive à tout exprimer ». Je n’allais pas refuser une invitation pareille. D’autant plus qu’on ne s’était pas vu de l’été.
Le fond de l’air était frais, ça prenait un coton ouaté. Dans le parc, autour duquel on marchait, la brume de fin de soirée s’installait tranquillement. On distinguait bien les silhouettes d’arbres qui bloquaient la lumière des réverbères.
Le début de session, le travail, l’envie incessante de partir en appartement. Tout ça la tracassait. Elle sentait la pression de tout bord tout coté. En plus de sa famille qui lui demandait constamment pourquoi elle était seule. Quand est-ce qu’elle allait ramener un garçon pour Noël.
- J’ai bien le droit de prendre mon temps, ça fait beaucoup tout ça, fuck!! On a juste 18 ans. J’ai toute la vie pour emmener un gars à Noël.
- C’est vrai… Peut-être pourrais-tu amener un ami? Ça les ferait taire pour un temps..
- Ouin, ou pas… Pis après je ne saurais pas qui emmener.
- Ouin… Je saurais bin pas qui tu pourrais emmener non plus.
Sa réponse m’avait un peu laissé amer. J’avais certainement pas prévu surfer sur la vage d’la friendzone ce soir là. Au bout d’un moment, peut-être une heure, une heure trente. Elle m’a signifié l’envie de rentrer, il se faisait tard, et en semaine, elle avait l’habitude de se coucher tôt. De mon coté, malgré tout, j’avais envie que cette ballade ne se termine jamais. Je lui ai tout bonnement proposé de la raccompagner chez elle. D’une part, ça allait me donner la chance de passer un peu plus de temps en sa compagnie, et d’autre part ça me rassurerait de savoir qu’elle était bien rentrée.
Dix minutes plus tard, nous arrivions devant chez elle. Une maison de plain-pied, plutôt large, possédant un garage et des volets aux fenêtres. Son terrain en pente était pourvue de marches de béton à l’avant qui culminaient sur un petit trottoir qui, lui, menait à la porte d’entrée. Ses parents avaient laissé les lumières allumées, simples soucis de sécurité. Nous étions sur le trottoir et étirions les souhaits de bonnes soirées. Elle a eu un frisson, puis s’est croisée les bras, un léger silence s’est installé.
- Les rideaux ont bougé… Je pense que tes parents ont hâte que tu rentres.
- Ouin, je pense surtout qu’ils sont curieux. Elle a levé les yeux au ciel. Exaspérée.
- Il faudrait bien que je les rencontre un jour, depuis le temps qu’on se connaît.
Elle sourit, à ce moment, je sentis une certaine gêne. Elle s’était toujours faite très discrète sur sa vie de famille. On partageait sur des tonnes de sujets, mais pas ça. Avec du recul, je me dis que c’est moi qui n’ai jamais été assez curieux, que j’aurais pu, amorcer ces conversations-là.
- Un jour peut-être. Elle replaça la mèche de cheveux que le vent avait poussé sur son visage.
Ma tentative peu subtile de m’inviter à Noël venait d’échouer. J’allais à ce moment-là prendre tout mon courage pour tenter l’approche ultime. Parfois, on met du temps à comprendre.
- Il faudra retourner marcher, je voulais te parler d’un truc, mais ce sera pour une autre fois.
- Hey! Elle me donna un coup de poing sur l’épaule. Dis-le maintenant. Cette marche-là n’est pas finie.
Elle détestait attendre. Elle me regardait avec ses grands yeux noisettes, son sourire espiègle. Tout ce visage auquel je ne pouvais rien refuser. J’ai pris une grande respiration. Je la regardais droit dans les yeux.
- Maude, je t’aime.
À cet instant précis, tout devint plus lent. Ses sourcils se froncèrent, son sourire disparu. Elle prit un pas de recul. Me toisant. Elle marqua une pause en ne me quittant pas des yeux. Puis au bout d’un instant, qui me parut durer une éternité, mais qui en vrai a dû durer une ou deux secondes tout au plus;
- Non…
Elle s’est retournée et s’est dirigée vers la porte.
- Maude attend…
Elle n’a pas regardé en arrière, au moment où je prononçais à nouveau son nom, un peu plus fort pour attirer son attention, la porte s’est refermée. Les lumières se sont éteintes. J’étais là, au beau milieu du trottoir, dans la pénombre, entre deux réverbères discrets, témoins de cet instant. Les rideaux n’ont pas bougé. Au bout d’un moment, quand les criquets m’ont signifié que j’étais là depuis trop longtemps, j’ai quitté, laissant derrière le vide.
Vingt ans passèrent. Parce que c’est la plus grande qualité du temps, passer. Sans avertissement, au fil des pages du calendrier, à des années lumières de l’automne de mes 18 ans. Nous nous retrouvions au début du printemps. Comme tous les matins, je marchais, café à la main, pour me rendre au travail. Au détour d’un coin de rue, que j’empruntais quotidiennement, absorbé par mon téléphone cellulaire, je suis entré en collision avec une personne que je n’ai jamais vue arriver. Sous l’impact, elle se retrouva au sol, alors que moi, je me renversai mon café dessus. Le défaut de ces gobelets en carton à couvercle de plastique était leur résistance aux chocs.
- Est-ce que ça va ? Je m’empressai de l’aider à se relever.
Elle se ressaisit rapidement. Recula d’un pas pour secouer la poussière de son manteau. Dans un geste aussi rapide que gracieux, elle releva la tête, en donnant un coup vers la gauche pour replacer ses cheveux. À la façon d’une publicité de shampooing, ils reprirent leur place comme si rien ne s’était passé. Elle eut un nouveau mouvement de recul. M’observant
- Antoine ? L’intonation de sa voix relevait à la fois de la surprise et du doute.
Je cherchais maladroitement à récupérer le couvercle de mon café quand je l’entendis prononcer mon nom. Ça ne faisait aucun doute dans ma tête, que je relevai aussitôt. Elle se tenait droit devant moi, son sac de laptop sur l’épaule, une sacoche à la main. Elle portait un long manteau vert pâle, un pantalon noir et des souliers à talon bas. Ses cheveux, mi-long, se posaient parfaitement sur ses épaules.
- Maude… Je n’avais pas eu autant d’énergie qu’elle, mais ma stupéfaction était tout aussi présente.
- Es-tu correct ? Elle m’avait demandé ça comme si c’était moi qui s’étais retrouvé par terre.
- Oui oui. Enfin, je suis plein de café, mais ce n’est pas grave, mais toi, toi ? Est-ce que ça va ?
- Oui t’inquiète, je suis tombé assise, y’a rien là. Je… Si je m’étais attendu à te voir ce matin, c’est une belle surprise.
- Oui. Enfin, oui, je m’excuse, j’étais distrait, je ne veux pas te retarder, tu as l’air bien.
- Merci, ça va oui…
Un léger silence s’installa, sans doute un malaise, peut-être la surprise. Il n’y a pas de guide sur comment réagir quand on recroise quelqu’un vingt ans plus tard en la jetant par terre. Enfin, cela ne dura que quelques secondes. Elle enchaina rapidement.
- Excuse j’ai pas de mot, c’est le matin, je… Je suis heureuse de te voir Antoine. Toi aussi, tu as l’air bien.
- Je… Écoute, faut vraiment que j’y aille, et toi aussi sûrement. On devrait s’écrire.
- Oui. Je suis déjà en retard, c’est une bonne idée. As-tu Messenger ?
- Oui, oui enfin je pense qu’on est connectés…
- Oui… oui, tu as raison… Hey, on s’écrit.
Elle est repartie d’un pas pressé. Je la regardais s’éloigner, mon café vide à la main, mon manteau complètement taché. Je me sentais idiot, je l’avais jeté par terre et était incapable d’avoir une conversation approprié, tout ça était vide et sans intérêts. Après un court instant, j’ai repris ma route.
La matinée au bureau n’avait pas été des plus productives. Je regardais les aiguilles de l’horloge tourner. J’avais la tête ailleurs. Elle avait dit; on s’écrit. Mais, si on, exclut la personne qui parle, devais-je initier ‘envoie de messages? Où est-ce que c’était une simple formule de politesse. Peut-être que c’était une promesse au fond. Elle allait m’écrire en temps et lieu et il était sans doute d’usage d’attendre, de ne rien précipiter. Ou encore, était-ce une invitation ? On s’écrit, alors écris-moi s’il te plait, en cas de silence, je t’oublierai. Ma tête fonctionnait à mille à l’heure.
La journée s’est terminée sans message. Ou enfin sans message de Maude. La journée se transforma en semaines, qui se transformèrent en mois. Et cet événement tomba rapidement dans la case des faits divers. J’avais gâché un café et un manteau, sans plus.
L’été s’installait, doucement, en cette fin juin, avec un peu de retard, les belles températures venaient agrémenter les soirées qui s’étiraient. Avec juillet à nos portes, le temps des terrasses, les vraies, était enfin arrivé. Avec les collègues, en ce jeudi de paye, on avait choisi de se poser à la terrasse d’une micro brasserie. Rien de mieux pour décompresser que de se raconter des histoires autour de bières et burgers artisanaux. Tout se passait rondement, jusqu’à ce que mon cellulaire vibre.
« Nouveau message de: Maude »
Curieux, j’y jetai un œil.
« Salut, je pensais à toi… Et c’est ça, j’me demandais comment tu allais. »
Le bon réflexe aurait été de remettre mon téléphone dans ma poche et de ne pas répondre dans l’immédiat. Mais c’était Maude. Et elle me donnait signe de vie. J’ai tout de suite répondu.
« Hey, je vais bien merci. Je suis sur une terrasse sur Saint-Denis avec des collègues, on célèbre l’été 😉 »
Je ne savais pas trop quoi lui répondre en fait. Mais aussitôt la réponse lue, trois petits points apparurent. Ces trois petits points, symboles de l’attente infinie. Qui dans ce cas-ci ne le furent pas. Elle a répondu rapidement, et s’ensuivit une courte conversation.
« Chanceux!! J’irais bien, moi aussi, boire une bière sur une terrasse… »
« Viens-t’en!! 😛 » Il faut noter ici l’utilisation de l’emoji grimace, qui est devenu une norme hiéroglyphique pour signifier qu’on n’est pas trop sérieux dans nos propos.
« Oufff, tes collègues trouveraient ça bizarre tsé.»
« C’est vrai… Et en plus je quitte bientôt, j’ai pris trois bières, c’est suffisant. Je rentre à pieds. »
« (…) »
Les damnés trois petits.
« Si jamais tu passes près de Marie-Anne et Marquette, ça se pourrait qu’on se croise… »
« Ha! C’est une invitation ça? »
Et là je ne sais pas pourquoi j’ai répondu ça, personne de sensé aurait écrit cette phrase-là, mais l’alcool délie les langues, ou leur fait dire n’importe quoi. Quelques minutes passèrent… Les 3 petits points apparaissaient, disparaissaient… Apparaissaient, disparaissaient.. Enfin, vous voyez. Mes collègues commençaient à m’invectiver.
- Hey Antoine, es-tu en train d’inviter Audrée?
- Non, moi je pense que c’est Audrée qui est en train de l’inviter.
Ils se mirent tous à rire. Je répliquai rapidement.
- Des vrais enfants…
Puis enfin, elle a répondue.
« Excuse j’ai pris quelques verres aussi… J’dis n’importe quoi. »
Puis vint mon deuxième messages irréfléchit;
« Donc dans 20 minutes, coin Marquette et Marie-Anne, on prend une marche, comme avant? »
« T’es sérieux? »
« Bien sûr! »
« T’es malade! »
« Imprévisible qu’on dit.»
« Et si je choke? »
« je resterai 5 minutes, si t’es là on jase, on marche, sinon je repars »
« Ok. Ok. dans 20 minutes. »
« Deal »
Elle ne répondit rien. Je récupérai la facture, saluai mes collègues qui rouspétèrent un peu. Évitant de répondre à leurs questions douteuses, je proposai de me porter volontaire pour emmener des croissants le lendemain. Proposition qui fut acceptée sans aucune hésitation.
J’ai marché d’un pas régulier, m’assurant de ne pas me laisser distraire par rien d’autre que ma destination. La soirée montréalaise de juin était parfaite. Les gens souriaient, chantaient, étaient somme toute heureux.
Arrivé sur place, je me suis adossé contre un lampadaire et observé les alentours. La rue était déserte. Un chat ici et là, un écureuil qui veillait tard. Puis une silhouette au loin. Je l’observais, essayant de valider s’il s’agissait de Maude. Au bout de quelques pas, la silhouette disparut dans un immeuble.
Au même moment, mon cellulaire à vibré, un message de Maude;
«T’es sérieux là? Parce que j’arrive dans 2 »
Quelques secondes plus tard, je la vis arriver. Elle marchait d’un pas léger. Ses cheveux, plus longs que la dernière fois, allaient, au gré de ses pas, heurter son visage. Elle portait un jeans bleu, un chandail blanc et une veste noire. Lorsqu’elle m’a vue, elle a sourit. Penchant la tête pour replacer ses cheveux.
- Tu sais que tu n’as pas d’allure de me faire sortir de chez moi à cette heure-là monsieur Antoine.
- Je suis pas mal certain que c’était ton idée.
- C’est vrai. Viens !
Aussitôt, elle m’a prise dans ses bras, m’offrant une longue étreinte. Je n’avais pas souvenir que ce soit jamais arrivé avant. J’y étais bien. C’était ce genre d’instant où on perdait la notion du temps. Ce temps qui, j’aurais voulu, ralentisse un peu. Elle sentait bon. Ses cheveux vinrent balayer mon visage, et je reçus toutes les effluves d’un parfum printanier.
On relâcha l’étreinte au bout d’un moment. Se regardant, souriant. On commença par se raconter ce qu’on était devenu, nos vies respectives. Nos situations familiales, professionnelles. Les bons et moins bons coups. Elle avait un quadruplex à quelque coin de rue d’où on était. J’ai appris qu’elle était avocate, mariée et avait trois enfants, 9-7 et 3 ans. Je lui parlai de mon fils de 15 ans, vivant à Québec, chez sa mère. De la difficulté à gérer la distance. Essayer d’être présent malgré tout. De mon loft dans Rosemont et de mon job d’ingénieur logiciel, sans aller trop loin pour ne pas l’ennuyer. Elle me parla ensuite de son chum des 17 dernières années. Avocats comme elle. Des défis que ça représente pour la vie de famille, le challenge, le milieu compétitif, tenter de se faire une place, en même temps qu’essayer de construire un nid familial fort. Je lui parlai brièvement de ma fréquentation du moment. Une collègue à la comptabilité. Elle me trouvait chanceux de travailler en informatique, que ça devait être stimulant. Je lui ai parlé de mes incertitudes professionnelles, que je songeais à changer de métier, que j’avais envie de nouveaux défis. On parcourait les trottoirs montréalais lentement. Parlant sans arrêt. Mais toujours juste en surface. Au bout d’un moment, on s’est assis sur le trottoir, côté à côté. Pour changer c’est moi qui ai brisé le silence qui essayait de s’installer.
- Tout ça ne me dit quand même pas pourquoi tu m’as écrit. J’essayais de répondre aux mille et une interrogations que j’avais eues au moment de notre retrouvaille improbable.
- Je te l’ai dit, je pensais à toi. Elle me cogna avec son épaule. Puis, elle ajouta:
- Je suis tombé sur une cassette que tu m’avais faite… R.E.M, Pearl Jam, Stone Temple Pilots, Nirvana, des trucs comme ça.
- Je les écoute encore tu sais.
Elle sourit. Puis regarda le ciel. Un léger silence s’installa. On appréciait ces petits moments de latence. Je l’observais. Le mouvement des branches devant les lampadaires créaient des jeux d’ombres sur son visage. On aurait dit une chorégraphie où tout fonctionnait en harmonie. Son sourire, éclairé par moment, ses cheveux dansant au gré du vent. Il y avait un sentiment de nostalgie d’une part, mais un certain malaise régnait. Puis, elle brisa le silence.
- C’est particulier quand même… On se connaît depuis longtemps… Et pourtant j’ai l’impression d’être avec un inconnu
- Tu trouves? En même temps… On s’est éloigné… On n’est pas super loquaces sur les réseaux sociaux non plus… J’ai regardé ton profil et ta dernière publication date de 2011, pour dire que tu as besoin d’aide sur Farmville. Elle rit.
- Tu peux bien parler Antoine Rizzo. Ta photo de profil est celle du bal de finissant… Avec Sarah Lavergne!
- Eh boy… Ok Je devrais mettre ça à jour. Je pense que j’avais mis ça pendant un « trend » du genre « Prom Night Profile Pic »
- Au fait… Y s’est passé quoi entre vous deux?
- Sarah et moi?? Rien… C’est… C’est compliqué. J’ai pas été gentil avec elle tu sais. Encore aujourd’hui, elle m’en veut. Elle est bien maintenant… Une famille, des enfants. Je l’ai croisée l’an passé dans le vieux-port, elle m’a vue, puis elle a changé de trottoir avec ses kids.
- Je l’ai jamais vraiment aimé honnêtement.
- Je sais… Je ne pense pas qu’elle te portait dans son cœur non plus.
- Je peux te poser une question ?
- Oui oui. Vas-y.
- C’est super prétentieux mais… C’était pour me rendre jalouse que tu es allé au bal avec elle ?
- Maude…
Je la regardais, j’ai soulevé les sourcils en signe de dépit. Parce qu’elle connaissait la réponse. La règle de base, ne posez jamais une question dont vous ne connaissez pas déjà la réponse. Elle se leva. D’un trait. Épousseta ses jeans. Je me levai à mon tour.
- Excuse, je… C’est une question idiote. Pardonne-moi. Je… Je devrais rentrer… Mon chu…, mon mari va se poser des questions.
- C’est là-dessus qu’on se dit au revoir ?
- Oui. Je… Excuse-moi, il faut vraiment que je rentre.
- Maude…
- Je peux te demander un autre câlin avant qu’on se quitte ?
C’était pratiquement impossible de lui dire non. Je ne me souvenais pas avoir déjà été capable de le faire avant, ça n’allait pas changer maintenant. On s’étreignit encore un moment.. Je n’avais pas envie de la laisser aller, et je sentais que ses bras ne relâchaient pas non plus. Au bout d’un court moment, alors qu’on allait se dire bye. Ses lèvres vinrent se poser sur ma joue. Une première. Et comme une première ne vient jamais seule, elle récidiva sur l’autre. C’est à ce moment-là que mon cerveau s’est éteint. Sans réfléchir, simplement guidé par la chaleur de sa bouche, alors qu’elle s’éloignait lentement, j’ai fermé les yeux, rapproché son corps du mien et rejoins ses lèvres avec les miennes. Sans hésiter, elle laissa ma bouche prendre la sienne. S’abandonnant aussi à ce moment improvisé. Ses mains, imitant les miennes, rapprochèrent encore plus nos corps. Nos langues, timides, s’exploraient nerveusement, avant de se joindre à la bataille de nos bouches. Sous une pleine lune de juin, éclairés par les lampes aux tungsten, nos deux corps enlacés ne se lâchaient plus. Tantôt appuyés sur un arbre, tantôt contre un lampadaire, on a abouti contre un mur de brique, dans une ruelle mal éclairée. Sans retenue, on s’embrassait comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait. Nos mains curieuses se promenaient sur nos corps habillés. S’agrippant l’un à l’autre. L’instant d’après, alors que je l’embrassais dans le cou, elle glissait doucement ma main dans son jeans détaché puis mon autre main, sous sa camisole, tout en retenant ma tête avec force. Et soudainement, un spasme, ses doigts s’enfoncèrent dans ma peau, puis elle relâcha son emprise en me demandant d’arrêter. Respirant vite, se regardant, se toisant, nos corps se sont séparés.
- Fuck Antoine… Elle avait le souffle court, sa poitrine se gonflait au rythme de sa respiration, rapide.
- Excuse Maude, je ne sais pas trop ce qui s’est passé.
- Chut… Elle a dit ça en laissant glisser son index sur ma joue jusqu’à ma bouche.
Elle retira son doigt, puis s’appuya contre le mur pour replacer et reboutonner son jeans, se redressant elle replaça son chandail. Encore une fois, un long silence s’installa. je m’approchai et nos fronts vinrent se coller.
- J’en prendrais encore. Elle avait dit ça à voix basse, les yeux fermés.
- Moi aussi…
- Je dois vraiment rentrer… Mon…
- Je comprends. L’ai-je coupé, en reculant.
- Je… J’aime pas mentir.
Elle se dégagea du mur. S’approcha de moi, lentement. Je pris l’initiative de la reprendre dans mes bras un court instant. Elle me repoussa rapidement, recula, croisa les bras et se dirigeai vers la rue.
- Ça ne peut pas se reproduire hein? J’ai posé la question de façon un peu naïve.
- Non, il ne faut pas. Ça… Ça serait une mauvaise idée. j’arrivai à sa hauteur, elle s’est tournée vers moi.
- Allez, sauve-toi. On s’écrit? C’était à mon tour de lui faire la proposition d’une écriture qui ne viendrait peut-être pas.
- D’accord. Elle sourit encore, une dernière fois, puis s’éloigna aussi doucement qu’elle était arrivée, sans se retourner, elle est disparue dans la nuit Montréalaise, à travers la brume fraîche de ce soir de juin.
Les jours passèrent, se transformèrent en semaines puis en mois. Le temps avait cette particularité d’aimer la répétition. Et comme l’automne avait succédé à l’été, l’hiver s’installait à son tour. On avait troqué vestes et casquettes pour manteaux et tuques. Au boulot, les projets se multipliaient et je n’avais plus beaucoup de temps pour moi. Avec Audrée, la comptable, les choses devenaient de plus en plus sérieuses. On passait la majeure partie de notre temps ensemble, j’avais aussi commencé à passer des week-ends à Québec pour voir mon fils. Tout allait rondement, et le souvenir de cette soirée avec Maude s’estompait doucement. J’allais classer cet épisode dans le dossier des faits divers. Mais un texto a tôt fait de raviver les souvenirs.
« J’espère que tu vas bien. J’écoutais Mr. Jones des Counting Crows, ça m’a fait penser à toi. 🙂 »
J’ai ignoré le texto, un temps. Prenant tout de même la peine de le relire à chaque jours. Essayant de ne pas y voir de messages, elle avait tout de même réussi à venir me jouer dans la tête. Si dehors il faisait froid et que les journées étaient de plus en plus courtes, le souvenir de ce que j’appelais le songe d’un soir d’été était toujours aussi présent. Après avoir laissé durer l’attente quelques semaines. Je me décidai à lui répondre.
« Hey, excuse moi, les dernières semaines ont été folles. Je vais bien, même si l’hiver est bien trop présent à mon goût. Ces bons vieux Counting Crows. Toi comment ça va? »
Sa réponse ne se fit pas attendre.
« Je vais super bien merci. Je me disais qu’on devrait se recroiser un matin, se lancer par terre et s’échapper des cafés dessus… Ou simplement prendre une petite marche comme avant, café à la main. Ça te dirait? »
La proposition était intéressante. Bien qu’à haut risque étant donné le dernier épisode. Je pense qu’il y avait là une belle opportunité de peut-être répondre à certaines questions. On a convenu de se donner rendez-vous le lendemain matin, au coin de rue où on s’était malencontreusement foncé dedans.
La ville était recouverte d’un beau manteau blanc. Heureusement, en ce début décembre, la température, bien que froide, était quand même supportable. Le petit tapis de neige n’allait probablement pas rester bien longtemps. C’est elle qui est arrivée en premier. Elle m’attendait dehors, deux cafés à la main. Elle sourit en me voyant arriver. Puis me donna un gobelet.
- En me fiant à tes commentaires récurrents sur le café, j’ai présumé que tu le prenais noir.
- Tu as bien présumé, c’est la seule façon de profiter pleinement de ses arômes.
- Tu sais quoi, je pense que le café, c’est comme la politique et la religion, la façon dont on le consomme, ça ne se discute pas.
Je souris en guise de réponse. Puis, on s’est mis à marcher. Un peu comme la dernière fois, on parlait de tout et de rien. J’en ai su un peu plus sur son travail d’avocate, elle faisait du droit financier. Son conjoint du droit criminel. Il venait de postuler pour devenir juge. Je lui expliquai ensuite que je développais des logiciels de gestion aux entreprises. Des trucs ultra-personnalisés pour lesquels on avait une application de base à taux fixe à laquelle on adaptait des modules en fonction des besoins et budgets des entreprises. On a ensuite parlé de nos familles, nos parents, nos enfants. Ils avaient décelé chez son plus jeune fils un trouble de vision précoce, il ne verrait probablement jamais plus qu’à 15 où 20% de la vision normale. Cette histoire m’attrista. Elle, elle était sereine là-dedans. Ça avait été un choc au début, elle a fait du déni un temps, puis elle a fini par accepter. Elle disait que la vie nous envoyait les défis qu’on pouvait relever.
Après plusieurs minutes. Elle se mit à me parler de ma séparation. Me demandant pourquoi cette relation s’était soldée par un échec. Si j’avais des regrets, ce que j’entrevoyais de mon avenir amoureux. Je lui racontai alors mes mésaventures amoureuses, mes nombreux échecs, mon incapacité à aimer une seule personne, à vouloir séduire à tout prix. Puis je lui parlai d’Audrée ma nouvelle flamme. Combien elle était différente.
- J’imagine que parfois, on cherche longtemps pour finalement se rendre compte que ce qu’on cherche, c’est ce qu’on a précédemment perdu.
Elle resta silencieuse un instant, analysant mes propos. Je m’étais appuyé le dos sur une bâtisse. Savourant les dernières gorgées de mon café.
- Et qu’est-ce que tu penses avoir perdu, que tu as retrouvé chez elle ?
- L’aisance, la complicité, je pense. Elle sourit.
- Je ne me souviens pas que tu aies déjà eu de difficulté à approcher les gens.
- Ça va au-delà de ça tu sais… Avec elle, je ne me pose pas de question, je ne cherche pas à être quelqu’un d’autres, tout fonctionne simplement, j’ai pas à me demander si je l’aime, ou si j’éprouve simplement du désir.
- Et qu’est-ce qu’il manquait dans toutes tes autres relations ?
- La simplicité je pense, la connexion. Tu sais, ce n’est pas facile de trouver quelqu’un avec qui le courant passe bien.
- J’imagine que tu as raison, la chimie entre deux personnes ça ne se trouve pas juste comme ça sur un coin de rue.
- Ou en se lançant des cafés dessus.
Elle fronça les sourcils un instant. De toute évidence, ma remarque lui avait déplu…
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Rien. C’était pour rire, seulement une allusion au fait qu’on s’entendait bien jeunes, et on s’est perdu de vue. Puis, on s’est retrouvé au hasard d’une collision. J’ai un peu l’impression qu’on est là à essayer de retrouver quelque chose qu’il n’y a jamais eu. Tu comprends.
- Non. Je ne comprends pas.
- Laisse faire.
- Non non, dit le fond de ta pensée. Je suis curieuse. Tu trouves qu’on a jamais eu de chimie ?
- Maude… Non, au contraire, mais on n’a jamais été en couple.
- Et ? La chimie ça va au-delà de l’amour, ça peut être de l’amitié.
- Je sais pas. Je ne pense pas, bien honnêtement.
- Tu ne penses pas ?
- Come on Maude. Je pense qu’on n’a juste jamais interprété cette chimie de la même façon. C’est pas grave.
- Je pense que tu confonds chimie et amour.
- Je pense que tu confonds amour et amitié.
- Wow. Sérieux Antoine.
- Ah Maude, je ne suis pas venue ici pour me chicaner.
- T’es venu pour quoi alors ?
- Parce que tu m’as invité. Toi, pourquoi t’es v’nue? Tu voulais savoir il y avait encore cette chimie là entre nous ? Où est-ce que tu voulais comprendre si ce qui s’est passé l’autre fois c’était de l’amour?
- Attend quoi ? De l’envie ok, de la curiosité, peut-être. On se trompe parfois Antoine.
- On se trompe parfois… Wow, Maude. Pourquoi on est là ? Par erreur ?
- Par amitié.
- Par amitié ?
- Oui. Pourquoi d’autres Antoine?
- Je sais pas Maude. Je.. Par désir ? Par envie de valider des choses, pour répondre à des questions, je sais pas moi ce qui se passe dans ta tête. Pour savoir si c’était passager. Pour évaluer tes options, qu’est-ce que j’en sais ?
- Mais il n’y a pas d’options Antoine. On s’est revu un soir qui n’aurait pas dû exister. C’était comme un rêve, c’est tout. Et oui, j’ai aimé ça. Beaucoup. Mais c’est tout.
- Faque c’est quoi ? Tu te posais des questions, tu étais perdue à cause de ton fils pis tu t’es dis; tiens je me demande lui il en est où ?
- Mais je sais pas Antoine! Je me suis trompé ça arrive non ? Comment sait-on si notre couple vaut encore la peine si on le mets pas au défi? Comment sait-on si on est à la bonne place si on ne se perd pas ? C’est toujours toi qui disais ; si rien ne se brise, rien ne bouge.
- Ça n’a aucun sens ce que tu dis là, Maude… Tu t’es trompé en me revoyant l’autre jour ? En m’embrassant ? Pis là ? T’es venue t’assurer que tout était recollé comme tu le souhaites ?
- NON! J’avais envie de te voir toi, mon ami. Comme tu as dit, j’avais besoin de retrouver ce que j’avais précédemment perdu.
- Mais au bout de vingt ans, viens pas me dire que tu ne m’as pas remplacé.
- Tu comprends pas… J’avais envie de retrouver celui qui m’écoutait lui raconter mes peurs et mes angoisses, celui qui me parlait de ses ambitions, de ses idées de ses rêves. L’ami philosophe qui avait réponse à tout. L’ami qui était toujours là pour moi, beau temps, mauvais temps. Qui ne me posait pas de questions quand j’avais pas envie de répondre, qui laissait vivre mes silences quand j’avais juste besoin de sa présence, qui m’offrait son épaule quand j’avais juste envie de pleurer… Celui qui m’écrivait avant de se coucher, mais qui ne paniquait pas quand on passait plusieurs jours sans se parler. Celui qui écoutait mes histoires de gars sans être jaloux. J’avais besoin de mon ami qui…
- Qui t’aimait ?
Je l’ai interrompu. C’est sorti tout seul, probablement au pire moment. Elle avait les yeux plein d’eau. Elle me fixait, sans broncher, sans bouger, puis elle a prit un pas de recul. J’étais toujours là, debout devant elle, appuyé contre ce vieux commerce d’électroménagers secondes mains. La neige avait commencé à tomber. Doucement les flocons venaient se poser sur nous. Certain fondant immédiatement, d’autres s’accumulant lentement. Puis elle essuya une larme qui avait réussi à quitter la commissure de ses paupières. Signe d’un hiver qui s’installait, elle accompagna le geste en reniflant faiblement. Reprenant ensuite une respiration, les poings serrés, précipitamment, elle est venue m’embrasser. Profitant de ma position dos au mur. Ses lèvres vinrent s’écraser prestement contre les miennes. Sa bouche poussant contre la mienne. Puis lentement, elle se redécolla. Sa main droite posée sur mon torse, elle y déposa aussi la tête, le front bien appuyé. Elle soupira, releva la tête, elle avait les yeux fermés, sa bouche sans afficher un sourire, n’exprimait pas de tristesse ou de colère. Elle ouvrit les yeux, ces yeux noisette, braqués sur moi. Elle décolla progressivement sa main en s’éloignant. Elle ouvrit doucement la bouche.
- Non.
Puis, elle est partie. Sans se retourner, laissant des traces de pas dans la neige. Et moi, j’étais là, debout, sur ce coin de rue montréalais, mon manteau se couvrant de gros flocons. Gobelet vide à la main, la bouche légèrement humide.
Les jours ont passé, se sont transformés en semaines qui elles sont devenues des mois qui ont abouti en années. Le temps avait cette habitude d’être constant.
L’automne n’avait pas encore dit son dernier mot, plusieurs journées de pluies avaient laissé les trottoirs humides et les coins de rues inondés de mini étang recouverts de feuilles mortes. Ce matin-là, il faisait particulièrement froid. Le gel au sol avait pris au dépourvu les équipes d’entretien de la ville qui ne savaient pas s’ils devaient essayer de déglacer la chaussée ou enlever les feuilles.
En marchant vers le bureau, café à la main comme à mon habitude, j’ai malencontreusement fait la rencontre d’une plaque de glace noire. Mes pieds sont partis vers l’avant, mon café dans une direction inconnue et j’ai violemment atterri sur le dos. J’en ai eu le souffle coupé. Dans ma chute, j’ai entendu un cri aigu suivi d’un «FUCK» bien senti. Des bruits de pas s’approchant firent que j’ai relevé la tête. Elle se pencha sur moi en me tendant un gobelet vide, sourire aux lèvres, elle me dit;
J’y ai bien pensé, et je pense qu’on devrait vraiment vérifier si la chimie entre deux personnes, ça ne se trouve pas au coin d’une rue, ou en se lançant des cafés d’sus.
J’ai souri…