Memento Mori… Partie 1

« Nil Morte certius, nil hora mortis incertius. »

« Rien n’est plus certain que la mort, rien n’est plus incertain que l’heure de la mort »

Pétraque

14 janvier 2025.

Antoine avait pris la peine de stationner sa vieille Lincoln noire le plus loin de l’entrée, simplement pour retarder le moment de son arrivée. Pas qu’il n’aimait pas les salons funéraires, il en avait l’habitude, seulement, cette fois-ci, ça le ramenait loin dans ses souvenirs.

En entrant, il se dirigea tout de suite vers la salle de gauche. Une affiche identifiait le défunt, avec une belle photo, des dates et le nom tout en haut : Maurice Langlois.

Antoine entra discrètement dans la salle, puis s’approcha du fond pour poser son manteau sur un support.

Tout près de l’urne, se tenaient, debout, Maude et Christophe Langlois. Christophe, faisant face à la salle, ne manqua pas de voir Antoine se faufiler jusqu’au fond. Aussitôt, il tapota l’épaule de Maude :

— Qu’est-ce qu’y criss icitte, lui ?

Le visage de Maude s’illumina en le voyant. Elle tenta de contenir son émotion, mais contrairement à son frère, la présence d’Antoine, pour elle, se voulait rassurante.

— Arrête un peu, Chris, c’est les funérailles de papa. S’il y a bien quelqu’un qui devait venir, c’est lui.

— Il aurait pu mettre un veston. Esti.. on voit son tatouage sur son bras, gromella Chris, visiblement agacé.

— Chris, sérieux là, commence pas. Et tait-toi, il s’en vient vers nous. Behave, s’il te plaît.

Antoine serra quelques mains, puis jeta un œil vers l’avant. Remarquant aussitôt le duo Langlois, il fit un petit signe de la main en direction de Maude, qui lui répondit en soulevant légèrement sa main gauche. En marchant à travers les convives, tentant tant bien que mal de les éviter, Antoine heurta l’épaule d’une grande femme brune, vêtue sobrement. Elle se retourna aussitôt pour lui faire face.

— Antoine ! s’exclama-t-elle à demi-voix, en le prenant par les épaules pour lui offrir bise et accolade.

— Sarah Lachance, répondit Antoine en lui rendant la bise. Je pensais que tu venais juste cet après-midi ?

— Ouin, finalement j’ai été retenue au labo, et j’avais promis à Christophe et Maude que je passerais pas en coup de vent.

— Comment ils vont ? s’enquit-il, soucieux.

— Maude a l’air sereine, Chris est comme d’hab, paquet de nerfs. C’est le dernier, tsé.

— Je me suis dit la même chose, il est allé rejoindre ses deux vieux chums Rizzo et Lachance.

— J’haïs ça quand t’appelles mon père par son nom de famille. Claude.

Antoine resserra un peu l’étreinte avant d’ajouter :

— C’est parce que j’haïs pas ça te faire fâcher.

Il s’approcha un peu plus, mais elle le repoussa doucement.

— Garde-en pour plus tard, Roméo. Tu passes toujours chez moi après ?

— C’est ce qui était prévu.

Elle lui sourit, puis se mordit la lèvre. Avant de le pousser encore un peu plus et de lui faire dos à nouveau. Antoine rejoignit enfin les jumeaux. Fit la bise à Maude qui le prit instantanément dans ses bras, serrant aussi fort que possible. Puis il offrit ses condoléances à Chris en lui serrant la main.

— T’aurais pu mieux cacher ton tatouage. T’avais pas de veston ?

— Come on, Chris, on le voit pas.

— Rizzo, esti. Ta chemise est blanche. J’arrive très bien à lire Me… 

Antoine le prit par l’épaule et l’emmena sur le côté, là où il y avait les gerbes et couronnes de fleurs.

— Come on, Christophe, j’suis là pour ton père, pas pour qu’on parle du passé. Et je te ferai remarquer qu’on voit très bien le tien aussi.

Ce sur quoi, Christophe plaça sa main sur son avant-bras, comme si ça lui brûlait.

— Va chier, Rizzo.

Puis il s’éloigna, rejoignant Sarah qui était maintenant seule.

Maude s’approcha d’Antoine, en douceur. Le prenant sous le bras.

— Fais pas attention à lui. Je pense que c’est beaucoup d’émotions, de souvenirs, et il s’attendait pas à te voir ici.

— Voyons, Maude. Comment j’aurais pu faire autrement ?

— Je sais… Peut-être que t’en as mis un peu beaucoup avec Sarah, tu sais comment Chris se sent par rapport à elle.

— Come on, Maude. Faut pas jouer à l’autruche là. Et ton frère est marié, avec deux enfants. Qu’il s’occupe de sa famille.

— T’es vraiment con quand tu veux, hein.

— Y a des choses qui changent pas. D’ailleurs, toi, tu changes pas non plus. Toujours aussi élégante.

Maude sourit. Elle portait une longue robe de satin noire, aux manches serrées se terminant aux poignets, laissant percevoir sa silhouette effilée. La robe était dégagée aux épaules, ce qui permettait de voir les traits d’un tatouage, des lignes noires, franches, qui semblaient se croiser tels les arêtes de plusieurs losanges. À chaque croisement, une lettre, qu’Antoine ne pouvait pas percevoir correctement.

— C’est rare que tu exposes ton tatouage, lui fit-il remarquer tout bas.

Elle plongea son regard dans le sien, sans cligner des yeux, sans broncher. Elle dit :

— Ça me rappelle d’où je viens. Spécialement aujourd’hui.

Antoine acquiesça, puis la reprit dans ses bras. Sarah, un peu plus loin, observait la scène, absorbée par cette vision qui s’offrait à elle, distraite, comme dans une chambre d’écho. Elle mordillait l’intérieur de sa joue, les doigts de sa main gauche caressant le bas de sa nuque, suivant les traits arabesques de la fin d’un tatouage. Puis Christophe la sortit de sa torpeur en lui chuchotant à l’oreille :

— Tu sais, c’est pas fair que juste Antoine ait vu ton tatouage.

Elle sourit, gênée, ses joues s’empourprèrent et elle laissa même échapper un petit rire nerveux.

— Come on, Christophe, ta femme est juste là-bas.

— J’expose seulement un fait.

— Faut arrêter d’être jaloux d’Antoine et moi, c’est pas ce que tu penses.

Elle dit ça en détournant le regard, le posant sur Antoine qui avait relâché Maude, laquelle se dirigeait vers la salle de bain.

Antoine s’en alla ensuite vers le fond du salon, récupéra son manteau puis fit un petit signe de tête à Sarah. Celle-ci répondit d’un sourire puis le regarda sortir avant de faire la même chose, prenant bien soin de retourner offrir ses sympathies à Maude et Christophe.

Dehors, une légère neige tombait, couvrant déjà les voitures et l’asphalte. Sarah sortit, cacha son visage d’un foulard noir et gris, puis se dirigea vers le coin de l’immeuble, où une silhouette se tenait debout, cigarette aux lèvres. Elle s’approcha, saisit la cigarette, la lança dans la neige puis plaça ses bras autour du cou d’Antoine.

— Faut arrêter ce poison-là, sinon tu vas finir sur ma table, et moi je prendrai un malin plaisir à te découper pour voir ce qui peut bien se cacher sous ce masque-là.

— Tu sais que t’es pas toujours obligée de jouer la légiste. C’est correct aussi de juste être Sarah, l’humaine.

Elle laissa échapper un rire vif. Puis doucement vint poser ses lèvres sur les siennes. Poussant ensuite sa langue à trouver celle d’Antoine, satisfaite, elle recula, laissant glisser un doigt sur son visage.

— Tu sais très bien qu’on a tous laissé notre humanité sur le trottoir devant le café, il y a vingt-six ans.

Il sourit, puis l’embrassa à nouveau, avant de la tirer vers sa voiture, dans laquelle ils quittèrent ensemble, sous le regard attentif de Christophe, sortie, lui aussi, pour fumer.

Il suivait la voiture des yeux quand son cellulaire vibra dans la poche de sa veste.

— Langlois, répondit-il d’un ton sec.

— Un corps, dans le fleuve ? Appelez les homicides…

— Un tatouage… Ok mais c’est les funérailles de mon père… Non je sais. Ok. Ok.

Il fit une pause. Jeta sa cigarette devant lui.

— Ok, envoyez-moi une patrouille pour me prendre. Ça va aussi prendre la Dre Lachance.

Il raccrocha, rangea le cellulaire dans sa poche, sourit, toujours en regardant la voiture s’éloigner.

***

1999 – Rue Saint-Denis, Montréal.

La clochette de la porte du Café Rizzo tinta. Deux grands hommes entrèrent, vêtus de longs trench-coats marron. Il devait être 20 h 30, un mardi. Le café était vide et Giuseppe et Claude nettoyaient le comptoir et rangeaient la vaisselle propre. Maurice Langlois était assis sur un tabouret au bar, sirotant une bière. Les deux hommes se placèrent devant le comptoir. Le plus grand des deux s’adressa directement à Giuseppe.

— On sait que ton gars est venu faire des jobs pour toi, sur notre territoire.

Giuseppe déposa la chope qu’il tenait. Claude, de son côté, fit un pas de côté, toisant la batte de baseball qui était soigneusement placée sous le comptoir.

— Mon fils fait rien, c’t’un gamin. Avisez-vous pas de vous en approcher, capish ?

Le plus petit des deux sourit.

— C’est des menaces, ça, Rizzo ?

Claude ramena ses mains sur le dessus du comptoir, tenant fermement le bâton de baseball en bois Louiseville.

— C’est un avertissement. C’est pas votre territoire icitte. Get lost.

— We’ll be back tomorrow. Sois tu nous laisse parler à ton gars, soit tu payes, comme tout le monde. Think about it, be smart.

Puis le plus grand des deux regarda Maurice.

— Tu devrais les conseiller mieux que ça, Langlois. You know the drill.

— T’es dur d’oreille, toé, lança Maurice, le regard sévère, mais soucieux. Décâlisse.

Les deux hommes sourirent à nouveau. Puis quittèrent sans heurts. La clochette retentit une fois de plus.

Maurice croisa les bras en se redressant.

— Payez le pizzo, les gars. Ils vous lâcheront pas.

— Come on, Maurice, you know better than that, dit Claude en replaçant la batte à sa place. 

— J’va parler à Tony. Se découragea Giuseppe. Il est jeune, il se cherche, but it’s a good boy.

Puis Giuseppe reprit sa chope et continua de la frotter.

Maurice et Claude haussèrent les épaules. Ils se remirent à parler, échafaudant des plans, parlant business, buvant quelques bières. À un moment, Maurice quitta le café. Claude suivit quelques minutes plus tard, puis Giuseppe barra derrière lui.

Le lendemain soir.

Antoine insista pour que lui, Maude, Sarah et Christophe traînent dans la voiture de ce dernier, devant le café. Maude et Chris étaient à l’avant, et Sarah, les jambes sur Antoine à l’arrière.

— Pourquoi on reste ici ? demanda Sarah, impatiente.

Antoine répondit lâchement :

— Mon père m’a demandé de guetter. Ils doivent recevoir une livraison ce soir. Maurice doit arriver en voiture et se garer là.

Il désigna un espace entre le café et l’autre bâtiment qui donnait sur la ruelle.

— Ça a l’air que c’est une grosse cargaison et mon père veut être certain qu’il y a pas de polices ou de fouineurs proches.

Maude se tourna vers Antoine et Sarah, le regard froid.

— C’est pas en mangeant la face de Sarah que tu vas guetter grand-chose…

— Ouin, soyez sérieux, renchérit Christophe.

— Vous êtes jaloux, les jumeaux ? lança Antoine.

— C’est parce qu’ils savent pas comment t’embrasses bien, répliqua Sarah, avant de se pencher sur lui pour l’embrasser à pleine bouche.

Au même moment, alors que Maude fulminait de voir Antoine se comporter ainsi, que Christophe rageait d’envie d’être dans les bras de Sarah, et qu’Antoine et Sarah n’en avaient que pour leurs pulsions d’adolescents, un crissement de pneus se fit entendre.

Une berline brune grimpa sur le trottoir et bloqua l’entrée de la ruelle. Trois hommes en sortirent en courant. Le premier lança une brique dans la vitre du café, pendant que les deux autres sortirent des armes longues de leurs manteaux.

Giuseppe et Claude eurent tout juste le temps de se retourner. La puissance des tirs les projeta en arrière.

Sarah ouvrit la bouche pour crier, mais Antoine la couvrit de sa main.

— Chut, chut, chut…

Le troisième individu entra par la baie vitrée fracassée. Il s’approcha des deux hommes qui gisaient au sol, respirant à peine, le torse troué, du sang leur sortant par la bouche. Il leva le bras droit, pointant le canon d’un pistolet sur leur tête.

BAM.

BAM.

Christophe avait maintenant les mains sur les oreilles, recroquevillé, tentant de se cacher. Sarah avait la tête appuyée dans la banquette, la main d’Antoine sur la bouche, les yeux remplis d’eau, grand ouverts. De son autre main, Antoine essayait de tirer Maude vers le bas pour la cacher. Pourtant, elle restait là, stoïque, témoin, figée.

Les trois hommes, repartirent en courant vers leur voiture puis démarrèrent en trombe. Soudainement, le silence s’empara des lieux. Sarah sortit de l’auto et se mit à courir vers le café.

— PAPA… PAPAAAAA !

Antoine s’élança à sa poursuite. Mais avant qu’il ne l’attrape, elle fut retenue par Maurice qui arrivait en courant, ayant tout juste garé sa voiture devant celle de Christophe, l’empêchant de s’approcher.

Les sirènes de police étaient déjà perceptibles au loin. Antoine, la rage au cœur, les yeux rougis, le cœur battant à mille à l’heure, évita Maurice. Il poussa les passants qui accouraient et sauta à l’intérieur.

Il se rendit aux pieds de son père et de Claude, ne pouvant que constater leur mort. Serrant les poings, essuyant une larme, il se retourna et cria aussi fort que ses poumons le lui permirent.

Sarah arriva tout juste derrière lui. En sanglots, elle tremblait, puis se pencha vers son père. Elle lui caressa le visage, s’accroupit et se blottit contre lui, essayant de couvrir l’énorme plaie qui trouait son torse.

— Ça va aller, papa… tiens bon… je vais te soigner… je dois juste remettre ton cœur à sa place… ça va aller… si je retrouve les morceaux… ça va aller…

Elle béguayait, paniquée, ses mots se bousculaient, tremblants, comme ses mains essayant de réparer l’irréparable.

En se retournant, Antoine constata que Maude se tenait maintenant au milieu des débris de verre. Impassible, éteinte, pieds nus, le verre craquait à chacun de ses pas. Elle fixait les deux cadavres.

— Maude. Maude !! Sors d’ici…

Elle ne répondait pas. Complètement figée. Sa bouche s’ouvrit, mais seul le silence se fit entendre, comme si sa voix s’était éteinte en même temps que son adolescence.

Dehors, Christophe leur criait de sortir de là. Maurice était entré dans le café et s’affairait à éloigner Sarah du cadavre de son père. Christophe tirait Maude par le bras. Tout se passait au ralenti. Christophe hurlait :

— ANTOINE !!! MAGNE-TOI ! FUCK, ANTOINE, DÉPÊCHE !!

Antoine sortit de sa torpeur. Maurice vint le secouer, puis fit ce que n’importe quel père aurait fait, il lui ordonna de se sauver, les quatres.

— La vous montez dans le char, pis vous allez chez Paul, à Saint-So. Christophe tu sais c’est où. Go.

 Puis il se tourna vers les témoins, en les pointant du doigt;

— Vous… vous avez rien vu. C’est des ados. Y’ont pas besoin de t’ça.

En avançant vers la sortie, Antoine senti son pieds se butter sur quelque choses, il dégagea le verre cassé puis récupéra la brique. Ses doigts frottèrent la paroi poreuse. Il pouvait en sentir chaque petit détail.

Gravé sur sa surface, ces mots le happèrent comme la brûlure d’une flamme :

« Tony… Memento Mori »

À suivre… partie 2