Le bar du motel était exactement l’image qu’on se faisait d’un établissement du genre, en plein désert de l’Arizona : un éclairage sobre, en demi-teinte. Chaud. Sur le mur de l’entrée, un gros néon bleu : « Cold Beer ». Qualificatif qui s’appliquait aussi à l’ambiance en général. Les gens présents étaient soit avachis sur une table, ivres morts, soit en état de somnambulisme devant les vidéos poker. La section comptoir-bar était typique : une longue pièce de bois unique, ceinturée d’une lisière en métal doré. Des sous-verres y étaient éparpillés. Quelques verres vides les surmontaient. Derrière le comptoir, un mur miroir avec tablettes remplies de bouteilles entremêlées, toutes entamées, quelques-unes vides. Une allée de tabourets offrait la possibilité de s’y installer.
Le barman, un grand type avec une veste en jeans, s’occupait de tout : boissons, factures et psychologie. Sherryl, cigarette à la bouche, comme dans les clichés, s’occupait des tables et de la zone vidéo poker. À eux deux, ils représentaient l’âme du bar : la constance tranquille. L’élément permanent dans un lieu où l’éphémère prenait toute la place.
Les clients restaient rarement plus que quelques jours, ce qui en faisait des visiteurs d’occasion. Des visages à durée déterminée. Des âmes en pèlerinage. C’était la situation idéale : des histoires variées, des gens de tous horizons, et surtout, l’absence de répétitions. Chaque jour, chaque saison emmenait son lot d’aventures et de récits aussi uniques que variés. Au même rythme que les voitures qui passaient sur l’Interstate 10, les gens entraient et sortaient du bar et du motel.
Antoine gara l’El Camino noire dans l’espace de stationnement devant une des chambres : la 109. Il sortit en premier. Ses souliers, propres, se couvrirent immédiatement de sable. Le même sable alla s’agripper au bas de ses pantalons noirs. Il passa la main dans son veston, effleurant sa chemise de soie violette, puis en ressortit un paquet de cigarettes. Il tapa dessous pour en faire sortir une par le haut, qu’il posa entre ses lèvres tout en s’appuyant sur la voiture. Constatant que des volutes de vent poussaient du sable sur son linge, il râla.
La portière côté passager s’ouvrit au même moment. En sortit une grande rousse, cheveux bouclés, lunettes de soleil polarisées, habillée d’une blouse bleue luisante et d’un pantalon de cuir moulant. Rachel observa, avec dédain, l’état des lieux. Elle ferma la porte, puis s’appuya dessus en direction d’Antoine.
— C’est fucking pas le Ritz-Carlton.
— T’es pas non plus Paris Hilton.
— J’haïs le désert.
— C’est juste pour une nuit, princesse.
— On dirait que quand je te suis, ça finit toujours en plan foireux.
— Faire Dallas/San Francisco, ça passe par un plan foireux.
Elle fit le tour de l’auto pour aller se placer devant lui. Avec ses talons hauts, elle pouvait le regarder droit dans les yeux. Elle glissa sa main dans son veston et prit à son tour une cigarette. Elle lui enleva ensuite la sienne pour s’allumer, lui souffla la fumée au visage et lança sa cigarette au loin, sans jamais détourner le regard.
— Au prix qu’elles coûtent, t’es obligée de faire ça ?
— C’est ce que je pense d’la place.
— Va donc nous prendre une chambre. Moi j’vais aller nous prendre des verres au bar.
— Toujours les mêmes qui s’amusent.
— C’est pas mes jambes et mon pas de décolleté qui vont nous faire avoir un rabais sur la chambre.
— T’es tellement macho.
Dit-elle en roulant les yeux, marchant vers l’accueil. Il resta appuyé sur la voiture un court instant, appréciant sa démarche. Lorsqu’elle ouvrit la porte, avant de disparaître à l’intérieur, elle prit la peine de lui faire un doigt d’honneur, qu’elle posa sur ses lèvres, à son attention. Il sourit, se décolla de l’El Camino et se dirigea vers le bar. Quand Rachel le rejoignit, elle posa la clef devant lui.
Chambre 106.
Elle s’assit sur le tabouret à sa gauche. Ils se retrouvèrent côte à côte, face au bar. L’ambiance y était plutôt calme ; un jukebox entamait Beautiful Crazy de Luke Combs :
“Her day starts with a coffee and ends with a wine
Takes forever getting ready so she’s never on time for anything.”
Antoine avait pris la peine de commander deux whiskys, neat. Le barman les posa devant eux. Rachel observa le verre, le souleva et analysa la couleur du liquide : ambré foncé, plus clair quand la lumière le traversait. Elle lui fit faire quelques tours pour bien enrober les parois du verre. Antoine la regardait faire, analysant ses gestes, regardant la lumière du néon découper sa silhouette.
Il était presque en transe.
Son nez retroussé créait une ligne fluide vers ses lèvres charnues. Il sortit son Leica M4P de sa poche de veston, puis, patiemment, attendit que la pose soit parfaite avant de la photographier. Le cliquetis de l’appareil lui fit immédiatement tourner la tête.
— Tu gosses avec tes photos.
— La lumière était belle.
— C’est toujours la lumière qui est belle.
— Ça prend une combinaison de belles choses pour que la lumière soit belle.
— Ark.
— Quoi ?
— Ça prend une combinaison de phrases connes pour sonner quétaine, le savais-tu ?
Il ne répondit rien à ça.
Elle détestait l’endroit.
Elle détestait le désert.
Et, par-dessus tout, elle détestait le whisky cheap.
Mais elle aimait aussi les contradictions.
Les whiskys se suivirent comme les participants d’un train sur une piste de danse d’un Club Med. Et plus la soirée progressait, plus la légèreté et la désinvolture prenaient toute la place. À chaque verre, leurs corps se rapprochaient un peu plus. Tantôt c’est lui qui l’enlaçait, d’autres fois c’est elle qui lui parlait, le front collé sur le sien, leurs bouches se touchant presque.
Le partage de leur haleine aurait pu mettre le feu à la place.
Mais c’est la tension entre les deux qui semblait la plus explosive. Antoine avait passé à l’eau. Rachel, elle, continuait d’enfiler les whiskys comme si elle remplissait le chargeur de son fusil.
Antoine, préoccupé, tenta de la refréner.
— Tu devrais passer à l’eau.
— T’es pas encore assez cute.
— On a douze heures de route à faire demain.
— J’ferai douze heures de Tylenol.
— Tu devrais pas boire autant, Raytch.
— Pis toi, tu devrais m’embrasser plus, parler moins.
Elle voulut se lever ; son talon resta coincé dans le repose-pieds du tabouret. Elle fit un plongeon spectaculaire, se retrouvant à plat ventre sur le sol, étendue de tout son long. Elle laissa s’échapper un sacre. Antoine se précipita pour l’aider, mais elle le repoussa. Elle s’assit un instant. Lui s’accroupit devant elle.
Elle le regarda.
Pour la première fois de la soirée, elle sourit.
— T’es plus beau à basse altitude.
— Tu devrais me voir à l’horizontal.
— T’utilises toujours trop de longs mots.
Elle parlait les yeux fermés.
— Les longs mots comblent les vides.
— Parce que t’essaies de combler les vides que tu crées.
— On va où, d’abord ?
— Comme d’habitude. Partout. Nulle part.
Il l’aida à se relever. Pendant qu’il réglait l’addition, Rachel se dirigea vers la sortie. Antoine s’empressa de terminer la transaction, puis se mit à courir après elle. Elle passa la porte, qui claqua derrière elle, pour aussitôt être réouverte par Antoine, puis claquer à nouveau.
Un bruit sec, aigu : bois vide contre bois plein.
Elle avait ses souliers dans les mains et marchait d’un pas vif, mais erratique. Passant les portes une après l’autre : 110, 109, 108…
En arrivant devant la 106, elle se tâta pour trouver la clef.
— Donne-moi la clef, Rizz.
— Pas comme ça.
— S’il te plaît, mon beau Antoine d’amour… DONNE-MOI LA TABARNACK DE CLEF !
— Crie pas. Tu vas réveiller tout le monde.
Elle se colla sur lui, flirteuse, le touchant, laissant ses mains glisser sur son veston. Elle lui empoigna la fourche fermement.
— T’aimerais mieux que je les réveille avec d’autres cris, hein ? Hahahaha.
— J’aimerais mieux que tu me dises que tu m’aimes.
— T’aimer… Hahahaha. Antoine. Fuck. T’aimes-tu, toi ?
Antoine allait répondre, mais Rachel lui vomit dessus. Elle tomba à genoux. Figé, il ne sut pas trop comment réagir. Il avait les deux bras levés à hauteur du torse, les mains ouvertes, comme le Christ de Rio. Mais dans le désert de l’Arizona, avec un costume trois pièces gâché.
Rachel riait, pleurait, marmonnait des choses incompréhensibles.
Il l’aida à se relever, encore, puis ouvrit la porte de la chambre. C’était une chambre figée dans les années 90. Du vieux mobilier, une tapisserie décolorée, avec des taches d’eau séchée par endroit. Le plafond en stucco trahissait l’âge réel du lieu. Il prit le sac qui était dans la poubelle et y mit son veston puis son chandail.
Rachel était couchée sur le dos, sur l’unique lit de la chambre. Elle râlait aussi.
— J’avais demandé deux lits, ciboire.
— Tu devrais aller dans la douche, on verra après.
— Tu veux venir avec moi ? Hahahah.
Elle entreprit d’enlever sa blouse mais n’arrivait pas à défaire les boutons. Antoine vint l’aider. Lentement, il défit un bouton après l’autre, révélant toujours un peu plus de peau. Il s’occupa ensuite du bouton de son pantalon, ainsi que la fermeture éclair. Rachel le regardait maintenant avec des yeux mielleux.
Un certain désir l’habitait.
— Tu défais juste les boutons ?
— Tu as besoin d’une douche.
— T’es stuck up.
— T’es saoule.
— Criss que tu gâches tout l’temps toutte.
Elle se leva, frustrée. Lança sa blouse dans la poubelle, puis enleva son pantalon maladroitement en se rendant à la salle de bain, où elle finit de l’enlever. Avant de le lancer par la porte, il atterrit sur le petit frigidaire. L’eau se mit à couler. Antoine en profita pour aller à la voiture récupérer un chandail, puis pour retourner à l’accueil prendre d’autres sacs plastiques. Rachel avait aussi gâché ses propres vêtements.
Quand il revint dans la chambre, Rachel était assise sur le lit.
Nue, dos à la porte.
Antoine déposa les sacs sur la commode en bois teint vert. Il plaça ensuite des vêtements propres sur le lit. Récupéra la blouse et le pantalon sur le mini-fridge et les jeta dans un sac qu’il ferma en faisant un nœud.
— Je t’ai mis des vêtements propres là.
— Ok.
Elle regardait le sol. Antoine l’observait, fragile. Sa peau rosée avait la chair de poule ; elle était couverte de petites bosses, et on pouvait percevoir, à cause de la lumière, un fin duvet hérissé. Ses cheveux retombaient sur ses épaules et couvraient le haut de ses seins. Ses longues jambes étaient collées l’une contre l’autre.
Il eut envie de prendre une photo, mais se ravisa. La lumière était belle. La scène, troublante d’honnêteté. Il vint s’asseoir à côté d’elle. Lui tendit une bouteille d’eau et deux Tylenols. Elle les prit sans le regarder. S’envoya les cachets au fond de la bouche et prit une grande gorgée.
Elle referma la bouteille qu’elle garda dans ses mains.
— Ça va mieux ?
— Comme un cadavre chez le thanatologue.
— C’est pas obligé d’être toujours ça.
— C’est toi qui dis ça ?
— J’ai toujours l’impression que tu te sauves.
— C’est moins bruyant.
— Je vais demander une chambre à deux lits.
— Non. J’suis tannée du vide.
— Ça va prendre plus qu’un lit double pour combler les vides.
Elle appuya sa tête sur son épaule.
Un rare geste de tendresse.
Elle avait les yeux fermés, sa main gauche vint empoigner son bras gauche. L’ampoule au tungstène vibrait. Ils avaient l’air d’une pochette de disque. Elle nue, assise sur le lit. Lui, en pantalon propre et t-shirt. Côte à côte, décor vert, lumière chaude, rideaux ouverts.
Après un léger silence, elle orienta sa bouche vers son oreille.
— Tu m’empêches toujours de tomber.
— Moi j’tombe toujours un peu plus à chaque jour.
— T’as quand même choisi Maude.
— J’ai pas tiré au sort.
— J’suis jamais le premier choix anyway.
— Tsé, Raytch, c’est p’t’être parce que tu t’arranges jamais pour être choisie.
Elle retira sa tête de sur son épaule.
Releva le menton, le regarda droit dans les yeux. Elle laissa sa main glisser sur son visage. Ses yeux se fermèrent, puis, d’une légère pression, elle attira le visage d’Antoine vers le sien. Avant que leurs bouches ne se touchent, elle lui dit à voix basse :
— Choisis-moi, Antoine.
Puis elle l’embrassa, doucement, leurs langues se chamaillant avec tendresse. Antoine plaça ses mains sur son dos, y enfonçant légèrement les doigts, la retenant contre lui. Puis elle se détacha soudainement, ouvrit les yeux en même temps qu’Antoine. Constatant le contentement dans son regard, il eut un geste vers l’avant pour rattraper sa bouche. Rachel eut alors un léger mouvement de recul, mais retenue par les mains d’Antoine, elle ne put se dégager.
Elle expulsa alors un nouveau jet de vomi directement sur lui.
Il la lâcha immédiatement, dégoûté.
Elle se rua vers la salle de bain.
Antoine se leva et retourna à la voiture chercher des vêtements qu’il ramena à la chambre. Rachel était toujours accroupie devant le bol de toilette.
Entre deux rejets, elle cria :
— J’HAÏS LE WHISKY CHEAP !
Antoine, amusé, ne voyait que ses pieds dépasser par l’embrasure de la porte.
Il s’approcha.
— J’imagine que c’est pas le vide de la toilette, que tu espérais combler.
— Eurrgg. Pis ta fucking lumière ? Elle me rend-tu belle, là ?
Elle vomit à nouveau.
— Tsé, comme ça, c’est une combinaison de petites choses qui font la beauté.
— Ark. ARRÊTE DE REGARDER MON CUL !
Il sourit.
— Je vais aller demander une chambre avec deux lits.
