pluie

6. Rachel sous la pluie

Novembre a cette particularité d’être sombre. Enfin, au Québec. Il fait noir à 17:00. Et pas un noir clair, un noir profond. Pire quand la pluie s’en mêle. C’est la pénombre avant même qu’on ait eu le temps de se décider quoi préparer pour le souper.

Ce jour-là, parce que la noirceur s’était répandue très tôt et que la pluie, froide et sans répit, tombait sur Montréal, Rachel s’était réfugiée chez Antoine après sa journée de travail. En mode télétravail, il avait pris l’habitude de préparer d’excellents repas, même si, plus souvent qu’autrement, il mangeait seul. Il appréciait la compagnie de ses amis, mais plus particulièrement en tête à tête les soirs de semaine, à l’improviste. Rachel, de son côté, avait pris l’habitude de squatter son entourage pour des soirées d’automne moins déprimantes et des repas plus équilibrés.

Ses soirées chez Antoine étaient chaque fois différentes. Souper barbecue, repas quatre services et, souvent, recettes italiennes réconfortantes. Elle ne manquait pas une occasion de se perdre dans les bras de son hôte préféré. Même si leur relation était basée sur l’amitié, il y avait toujours une ambiguïté sur les limites à ne pas franchir, qu’ils franchissaient tout le temps.

En soirée, ils s’installèrent au salon devant un film. Habitude de vieux couple qui n’en est pas un. Avec la pluie, Rachel savait très bien qu’elle resterait ici pour la nuit. Antoine était du côté gauche du divan, Rachel, installée à droite, les jambes sur lui, une couverte dessus pour se réchauffer.

À un certain moment, le téléphone d’Antoine vibra. Il le regarda.

« J’hais novembre, j’hais la pluie, j’hais faire mon lavage. »

Il sourit, tapota, puis le reposa. Aussitôt posé, il vibra à nouveau.

« Ai-je mentionné que je haïssais aussi les soirs de novembre… seule ? »

Antoine répéta le manège. Encore et encore. Rachel observait du coin de l’œil.

— Antoine…
— Excuse.

Il déposa le téléphone sur les jambes de Rachel. Quelques secondes plus tard, il se remit à vibrer. Antoine le saisit. Excédée, elle se redressa et lui prit le téléphone pour voir avec qui il parlait.

— Voyons, Raytch.
— Maude ?? Sérieux ?
— Ça fait quoi ?
— T’es avec moi, là.
— On regarde un film. Toi-même, tu textais tantôt.
— J’texte pas ton frère !
— J’en ai pas.
— J’texte pas Fred.
— Tu pourrais.
— Mais j’suis avec toi, Antoine.
— On n’a jamais statué sur notre relation…

Elle le toisa. Un instant, elle parut immobile, complètement figée. Puis, sans avertir, elle prit son verre d’eau qu’elle lui balança en plein visage.

 — FUCK, RACHEL !!
— T’inviteras Maude !

Elle se leva en lui envoyant la couverture dessus, remit son pantalon, enfila son manteau, ses souliers, puis sortit en claquant la porte. Antoine se leva rapidement, envoyant la couverture dans le coin du divan, puis se précipita vers la porte.

 — Rachel, cibole, attends, c’était une blague.

Il prit une veste, enfila ses running shoes en glissant ses pieds dedans en les tortillant un peu pour qu’ils se placent, puis prit un parapluie et sortit. Dehors, il l’aperçut qui s’éloignait déjà d’un pas rapide ; elle tournait le coin. Il ouvrit le parapluie et partit au pas de course.

 — Rachellllll !
— Va chier, Rizzo !
— C’est juste des textos.
— Avec ma sœur !!!

Elle s’était retournée pour lui faire face. Elle le regardait sans broncher, les sourcils froncés. Le regard sévère. L’éclairage faible des réverbères LED lui donnait un air dur, froid.

— De toutes les filles qui te courent après, tu choisis ma sœur !
— C’est toi qui étais sur mon divan. Sans pantalon, qui plus est.
— Mais t’es cave ou juste inconscient ?
— J’vois pas le problème, Rache.
— Antoine Rizzo. T’es pas sérieux ?
— Tu es fâchée parce que j’échange des textos avec Maude ?
— APRÈS QU’ON AIT SOUPÉ, BAISÉ, ET PENDANT QU’ON ÉCOUTE UN FILM !
— T’as oublié qu’on mangeait aussi du popcorn.

Les yeux de Rachel s’ouvrirent grand. Elle regarda vers le ciel, se retourna et s’éloigna sans rien ajouter. Antoine tendit le bras pour la couvrir du parapluie en la suivant, mais elle accéléra pour le semer.

— Rachel ! Tu vas pogner le rhume ! Arrête de niaiser !
— Fuck you ! Va r’joindre Maude !
— C’t’avec toi que j’veux passer la soirée !
— La soirée avec moi, la nuit avec ma copie !
— WTF ! Non ! Maude, c’est mon amie, that’s it !

Rachel se retourna brusquement. Antoine la percuta presque. Ils étaient devant un laundromat. Les néons dans la fenêtre les éclairaient d’un mauve froid, vibrant. La pluie tombait de plus en plus fort, empêchant Antoine de déceler les larmes qui coulaient sur les joues de Rachel. Elle tentait tant bien que mal de contrôler ses hoquets et les sanglots qui coupaient ses phrases. Elle était déjà trempée.

— J’suis… pas conne… Antoine.
— J’ai jamais même pensé ça.
— Le fantasme de tout… les gars… s’pogner… des jumelles.
— Rachel… Sweety.
— Lâche… le Rachel… j’suis pas faite… en sucre !
— La pluie t’aurait dissoute.
— ESSAIE PAS D’ME FAIRE RIRE, RIZZ !

Sans répondre, il plaça son parapluie au-dessus de Rachel. Le néon mauve s’était éteint, laissant place à un néon chaud du côté de Rachel et un néon bleu froid du côté d’Antoine. La lumière en contraste était magnifique sur leur demi-visage. Sans se quitter des yeux, ils se défiaient. Rachel saisit son parapluie, cassa le manche sur son genou et le lança contre un banc public.

— Bravo. C’était mon parapluie préféré.
— T’en as sûrement un autre en plan B.
— T’es mon plan A.
— Un plan « a » minuscule.
— Y a pas de plan B, ni de plan M, ni rien.
— T’es un mauvais menteur.
— J’mens jamais.
— Tu t’mens en permanence.
— Je mens mal, tu l’as dit toi-même.
— T’aimes mal, c’est pas pareil.
— J’aime pas mal, c’est toi qui t’laisses pas aimer.
— Mais moi, j’te mens pas.
— Comment faut que j’te’l dise, Rachel ?

Des larmes se remirent à couler sur les joues de Rachel, au même moment, la pluie avait cessé, révélant les longues coulisses de mascara sur son visage.

— J’veux pas que tu l’dises.
— J’suis pas bon avec les mots non plus.
— Montre-le-moi.
— J’suis sous la pluie avec toi.

Elle étira le bras, laissant sa paume pointer le ciel, validant que la pluie avait bel et bien cessé.

— Tu mens encore.
— J’contrôle pas la pluie.
— Tu contrôles les larmes.

Antoine s’approcha de Rachel, lui prit les mains. La tira vers lui. Elle ne dit rien, mais le pointait de l’index. Elle serrait les lèvres. Elle se mouchait du nez, essayant de retenir ses larmes. Il laissa sa main glisser sur sa joue, la défiant du regard.

 — T’es plus belle toute trempée qu’au sec sur mon divan.

Elle le gifla, sa main droite claqua fort sur sa joue gauche. Il revint à la charge en la tirant encore plus fort contre lui et l’embrassa. Elle s’agrippa à ses épaules, puis, au bout d’un court moment, elle le repoussa. On entendit alors sa main gauche venir claquer la joue droite d’Antoine.

— Y en aura d’autres.
— Ça me fera pas moins t’aimer.
— J’suis pas le prix de consolation parce que t’as pas eu Maude !
— T’es le premier prix.
— J’veux pas être ton trophée, calice.
— Tu trônerais au milieu de mon étagère.
— Je t’haïs.

Il s’approcha à nouveau, la serrant contre lui.

— T’es capable de m’haïr plus que ça.
— Criss que t’es poche avec les mots.
— J’suis meilleur avec la langue.
— Montre-le-moi.

Elle le prit par les manches de sa veste, lui fit faire un cent quatre-vingts degrés, puis le plaqua contre la vitre du laundromat. Sa bouche vint se poser fermement contre la sienne. Elle poussa sa langue entre ses lèvres pour aller rejoindre celle d’Antoine. La pluie se remit à tomber à ce moment précis.

Dans la buanderie, une silhouette, assise sur le banc au fond, observait la scène de loin. Thé à la main, cellulaire de l’autre, elle textait à une main.

« Y a un couple intense qui vient de s’engeuler devant la buanderie… Tu devrais voir ça, là ils se french intensément, c’en est presque indécent. »

Elle plissa les yeux pour mieux distinguer le couple, chose difficile avec le néon devant eux qui l’éblouissait et faisait un reflet sur la vitre. Elle se remit à taper.

Sur la table du salon d’Antoine, son cellulaire vibrait.

« Pourquoi tu réponds plus ?… »

Puis encore :

« Antoine ? »

Et enfin :

« Oh shit… »

Antoine avait les mains qui serraient fermement les fesses de Rachel. Bien appuyée contre lui, elle avait la main gauche qui tenait Rizz par la nuque. Et son corps pressait le sien contre la vitrine. Sa main droite, libre, était appuyée contre l’immense baie vitrée, essuyant un peu de la condensation qui s’y formait. La silhouette, dans la buanderie, s’était approchée de la vitre. Son reflet s’estompait peu à peu ; elle distingua la main appuyée de l’autre côté. Regardant son téléphone sans réponse, elle posa sa main gauche vis-à-vis. Un court instant, elle se vit des deux côtés, seule.