7. Le goût du sang et du café froid

En ouvrant les yeux. Antoine réalisa qu’il n’était pas dans un lit qu’il connaissait. Ce n’était ni le sien, ni celui de Sarah, ou d’une des jumelles. Les draps étaient verts, le couvre-lit gris et la chambre était plongée dans une pénombre qui lui était étrangère. Il s’est assis sur le lit, seulement pour se rendre compte qu’il avait une vive douleur au front, des courbatures au dos, une douleur incompréhensible à l’épaule et de la difficulté à plier son genou gauche. Tant bien que mal il réussit à se lever et se dirigea, grâce au bruit d’eau qui coulait, vers la salle de bain.

La lumière, y était pas trop forte. Juste assez pour qu’il plisse un peu des yeux. Le rideau de douche, fermé, cachait la personne qui l’utilisait. Mais les films lui avaient menti. Ce rideau de douche était doublé et aucune silhouette invitante n’était visible en ombres chinoises.

En se regardant dans le miroir, il fit un petit saut. Son visage tuméfié donnait l’impression d’un combat de boxe. La lèvre fendue, une énorme ecchymose sur la joue gauche et des points de suture sur le front au-dessus de l’œil droit, en plus de tracés de sang séché autour de l’arcade sourcilière. Des graffignes tapissaient ses épaules et son torse. Un peu étourdi et ébloui, sa gorge l’irrita. Ce qui le força à tousser. Un goût métallique envahit immédiatement sa bouche. Regardant sa main, il constata qu’il avait des éclats de sang frais qui s’y étaient logés.

Une voix féminine, brisée par le bruit de la douche, se fit entendre :

— Craches-tu encore du sang ?

Surpris, il ne répondit rien. Incertain, et surtout curieux de cette voix qu’il ne reconnaissait pas.

— Antoine ?

— Oui ?

— Craches-tu du sang quand tu tousses ?

La douche s’arrêta. Puis une main féminine agrippa le rideau et l’ouvrit. Révélant une petite femme métissée, aux cheveux noirs, d’environ 5 pieds, complètement nue. Elle se tenait là, face à Antoine, la tête penchée sur le côté à tordre ses cheveux. Elle était mince, mais à la silhouette athlétique. L’acte de tordre ses cheveux faisait ressortir les muscles de ses bras. L’observant, Antoine s’attarda à ses seins, où l’eau ruisselait, petits mais juste bien proportionnés à sa taille. Des gouttes d’eau ruisselaient sur ce qui se dessinait comme des abdominaux subtils mais bien visibles. Les muscles de ses cuisses laissaient croire qu’elle était probablement une cycliste ou une adepte d’escalade.

— Si t’en voulais plus, fallait venir me rejoindre. Ça va ton front ? Au fait, tu t’en souviens sûrement pas, mais moi, c’est Claudine.

— Moi c’est Antoine, répondit-il maladroitement, continuant de la regarder.

— Je sais…

Elle lâcha ses cheveux qui vinrent tomber sur ses épaules. Elle passa ses mains sur ses seins pour enlever de l’eau qui y ruisselait toujours. Sans arrêter de fixer Antoine, elle arborait un sourire en coin.

— Tu vas me donner la serviette ou t’as besoin d’un peu plus de temps à analyser mon anatomie ?

Antoine sortit de sa transe et ramassa la serviette bleue en coton qui était pliée sur le siège de toilette puis lui tendit. Elle s’essuya d’abord le visage puis prit bien son temps pour tamponner chaque partie de son corps. Posant son pied sur le bord du bain pour bien essuyer ses jambes. Elle prenait de petites pauses pour défier Antoine du regard. Ce sur quoi il détournait à chaque fois le sien, coupable, pour rapidement revenir la regarder.

— Tu dois avoir mal à la tête.

— Quand même, mon cœur bat dans mon front.

— Ouin… Les points de suture, ça fait ça. Y a du café et des Tylenol sur le comptoir de la cuisine. Sers-toi. J’me sèche et j’te rejoins.

Antoine se dirigea vers la cuisine. C’était une grande pièce double, cuisine–salle à manger typique slum d’appart montréalais. Armoires en bois jusqu’au plafond. Lumière suspendue, céramique blanche au plancher. Tout semblait récent, mais ne pas avoir été assemblé à la même époque. Il vit sur la table deux gobelets de café et le pot de Tylenol. Sans gêne il en prit deux qu’il plaça sur sa langue, immédiatement le goût ocre de l’enrobage des cachets se mélangea au goût de sang toujours présent. Il prit le premier gobelet et bu une bonne gorgée. Aussitôt le café rendu dans le fond de sa gorge, il eut envie de le recracher tellement il était froid et mauvais. De l’autre pièce, il entendit Claudine crier :

— PRENDS LE CAFÉ DANS LA CARAFE, IL EST FRAIS FAIT !

Trop tard, se dit Antoine dans sa tête. Déposant le gobelet maudit sur la table. Il fit quelques pas, scrutant le reste des lieux. La salle à manger donnait sur un mur ouvert où se trouvait le salon. Modeste, un canapé deux places, gris. Une table à café en chêne teint et un meuble télé assorti avec une télévision de taille moyenne dessus. Le mur du fond avait une grande fenêtre couverte d’un rideau plein jour et une porte blanche.

— Les tasses sont dans l’armoire de droite, lança Claudine en arrivant. Habillée seulement de la serviette enroulée autour de son corps sous les aisselles jusqu’au milieu des cuisses.

— C’est bon, j’ai eu celui du gobelet.

— Ah fuck… Elle fit une pause, regarda les gobelets, souleva les sourcils en le regardant à nouveau. Ça arrive.

Ils se regardèrent un instant. Immobiles. Puis Claudine s’approcha. Regarda le front d’Antoine. Bougea sa tête en le saisissant par le menton. Elle passa ses doigts sur les graffignes. Ce qui fit tressaillir Rizzo.

— Tu dois avoir plein de questions.

— Plutôt oui.

— On commence par quoi ?

— Sais-tu où est mon cell ?

— Ahhh ça…

Elle se dirigea vers l’entrée, ouvrit le garde-robe et en sortit une petite sacoche bleue en cuir. Elle fit glisser la fermeture éclair du dessus et y plongea la main pour en ressortir un téléphone entre ses doigts.

— Tiens. Je l’ai pris quand on a quitté le bar. Tu l’avais laissé tomber par terre.

Antoine y jeta un œil, 6 messages manqués.

— Rachel : « sérieux Antoine? »

— Maude : « Antoine… je devrais te dire merci, mais sérieux??  »

— Sarah : « Claudine c’est non!! » suivit de « La face de Rachel!!! Priceless » puis « WTF es-tu parti avec Claudine???? » et enfin « Antoine? T’es où? Es-tu correct? »

Il s’assit à table. Claudine tira une chaise et s’assit en face de lui. Elle s’appuya sur le dossier de la chaise. S’alluma une cigarette.

— T’en veux une ? dit-elle en soufflant la fumée vers le haut.

— Non, non, c’est… Écoute Corinne…

— Claudine… tu pourrais faire un effort cibole.

— Excuse… Check Claudine… je sais pas par où commencer.

— Tu te souviens de quoi ?

— Pas grand-chose… J’suis arrivé au bar avec Sarah… t’es arrivée un moment donné. Tu as parlé à Sarah… Pis après les jumelles sont arrivées… Je pense…

— Ouain… ok, y t’en manque des grands bouttes.

— D’abord, t’es qui ? Je me doute qu’on a Sarah comme amie commune… Et pourquoi j’suis chez toi ?

Elle sourit, malaisée. Révélant une série de dents bien blanches. Elle passa ensuite les mains sur son visage puis répondit du mieux qu’elle peut.

— C’est un peu insultant, après la nuit qu’on a… Enfin.

— Check, je… Check ma face, mon front, imagine l’état de ma mémoire.

Il toussa à nouveau. Prenant bien soin de ne pas regarder dans sa main, la replaçant sous la table subtilement.

— En ce moment j’veux même pas imaginer l’état de tes organes.

— J’ai mal partout.

— T’es chanceux d’être…

— À ce point ?

— Le problème c’est ta belle face… Fait que tu sais j’suis qui quand même.

— Claudine. L’amie… de Sarah ?

— 1 point pour la mémoire. L’amie médecin.

— Ok et pourquoi je suis ici ?

— Isn’t it obvious?

Elle a dit ça en se penchant un peu vers l’avant et posant une main sur la sienne. La serviette de douche serrait ses seins, révélant un début de craque. Antoine ne put s’empêcher de regarder, Claudine le remarqua mais ne dit rien. Se redressant tout de même.

— Sarah va être en criss.

— Elle l’est…

— Tu lui as parlé ?

— On s’est écrit. Check Rizz… j’peux t’appeler Rizz ?

— J’pense que tu peux, oui.

— Check Rizz. Obviously t’étais supposé arriver et repartir avec elle.

— Esti, mon char est chez elle…

— On a marché… anyway. Check. Réponse simple. On avait du fun. Y a des jumelles folles qui sont arrivées.

— Rachel et Maude.

— C’est ça. Anyway. La rousse vulgaire. Elle s’est pognée avec Sarah.

— Rachel.

— Ouais. Pis l’autre, la chic gênée, elle essayait de te parler.

— Maude.

— Ouais. C’est ça. Mais au début je pensais qu’elle me regardait genre flirty.

— Elle fait toujours ça, c’est awkward.

— Ouin mais mettons ça me dérangeait pas tant. Genre ça m’émoustillait, j’avais un peu envie de partir avec. Sauf qu’elle essayait d’avoir ton attention, pis en joke, j’ai commencé à flirter avec toi pour casser ça.

— Ok. So far y a rien de vraiment… intense.

— Ouais sauf que toi, je sais pas combien d’drinks t’as bu. Mais t’as jump in dans mon flirt.

— Oh fuck.

— Ouin.

C’est sur ce léger silence que Claudine annonça qu’elle allait se changer. Antoine était toujours en état légèrement comateux. Elle en profita pour s’éclipser, au moment où elle s’éloignait, Rizzo tenta l’humour.

— Besoin d’aide ? envoya-t-il, nonchalant.

— Ark… J’pense que j’t’aimais mieux silencieux.

Elle disparut derrière la porte de sa chambre, qu’elle referma. Quelques minutes plus tard, elle ressortait, vêtue de son uniforme de médecin. Tout de vert. Elle se dirigea vers la carafe puis se versa une tasse et retourna s’asseoir à table. Elle raconta la suite des événements. Après le flirt manqué, Maude s’en était allée autre part dans le bar. Antoine, Sarah et Claudine étaient restés ensemble. Les verres se suivirent et Antoine devenait de plus en plus erratique. À un certain moment, il remarqua un grand type très proche de Maude ; celle-ci essayait de s’en distancier, mais il se faisait insistant. Un peu saoul et confiant, Rizzo décida d’intervenir alors que Sarah et Claudine étaient en grande discussion sur la biologie des mouches. Arrivé à la hauteur du type, Antoine le saisit par l’épaule et le tassa de devant Maude, l’intimant de bien vouloir la laisser tranquille. Ce à quoi le matamore lui suggéra de se mêler de ses affaires. Maude renchérit en demandant à Antoine de partir, qu’elle gérait. Rachel, jamais bien loin, vint s’interposer entre Antoine et le colosse, ce qui eut pour effet d’envenimer les choses lorsqu’il poussa Rachel. Antoine fit mine de vouloir le frapper, mais la brute, plus alerte, le para et répliqua d’un violent coup de poing au visage qui envoya le rital valser dans les tables. Tout le monde accourut pour les séparer. Claudine aida Antoine à se relever pendant que Sarah s’en prenait verbalement aux jumelles. Rizzo, le visage en sang, se mit à envoyer chier Rachel, qu’il appelait Créchelle. En guise de réponse, et pendant que Claudine le tirait vers l’extérieur, Rachel prit un verre à scotch sur le bar et le lança directement dans le front d’Antoine. Le verre éclata en mille morceaux et Antoine se retrouva à nouveau au plancher. Silencieux.

— Pis la suite est simple, on est sortis. J’ai pansé ton front, on a marché jusqu’ici. J’ai nettoyé tes plaies. J’t’ai fait des points de suture et on a laissé l’adrénaline et l’alcool s’occuper du reste.

— T’es pas mal pour Sarah ?

— Non. Si tu savais tout ce qu’on a partagé.

— Hey hey, j’suis pas un jouet tsé.

— Dis le gars qui était tiraillé entre quatre filles hier. Ça t’appartient tsé. Après, viens pas te plaindre qu’on t’utilise un peu. Et y a ton sang qui a gâché ma belle blouse. Disons que tu t’es un peu fait pardonner.

Il la regarda sans rien ajouter. Elle finit sa tasse puis se leva, l’intimant à faire de même. Elle devait quitter pour le travail. Lui devait marcher jusqu’à chez Sarah récupérer sa voiture. Avant de sortir de l’appartement, elle lui donna une prescription :

— Tiens, prends ça pour la douleur. Et ça c’est pour qu’on se revoie dans 5 jours, que je t’enlève tes points, entre autres. Elle lui glissa un papier avec son numéro de téléphone. On peut aussi se revoir pour se revoir. Les soirées sont pas plates si toutes comme ça.

Antoine glissa le papier dans sa poche et la suivit dehors, refermant derrière lui. Pendant que Claudine barrait la serrure, Antoine s’avança sur le balcon vers l’escalier. Les marches étaient recouvertes de neige. Il jeta un œil en bas pour se rendre compte que tout juste devant l’appartement, il y avait sa voiture de garée, et appuyée dessus, Sarah, cigarette à la bouche, le regardait d’un air sévère.

— Eh merde.

Il tourna la tête vers la gauche, feignant de ne pas l’avoir vue, pour réaliser que; garée juste derrière, il y avait une Ford Capri rouge, avec Maude et Rachel devant en grande discussion. Il avait déjà entamé de descendre la première marche. Claudine se retourna vers lui.

— Tu feras attention, j’ai pas mis de sel…

Sur la consonance de « sel », le pied d’Antoine glissa sur la neige durcie et entraîna son corps vers l’avant. Il fit un vol plané d’un étage et demi pour atterrir sur le trottoir en bas. Claudine accourut au bas des marches. Sarah, Maude et Rachel s’y rendirent lentement. Elles surplombaient Antoine, qui gisait au sol inconscient. Sarah lança sa cigarette dans la neige et brisa le silence.

— Ouin ben, j’pense que ça l’a achevé.

Claudine répondit aussitôt :

— Bon, va falloir que je le remonte en haut, j’imagine.

— Ce qui est drôle, c’est que ça fait 2 fois en 24 heures qu’il perd connaissance à cause de nous quatre, suggéra Maude.

Rachel s’avança un peu plus, poussa sur le bras d’Antoine avec sa botte, puis lui donna un coup de pied dans les côtes.

— Rizz ! Rizz ! Esti d’Rizzo, il se sauve toujours quand c’est le temps d’avoir une conversation sérieuse.

Maude s’approcha un peu plus.

— C’est bien là qu’on aurait besoin de Christophe. Il est où, coudonc ?

— À ma connaissance, Chris a pas plus de succès avec les escaliers, ajouta Sarah.

Maude la regarda croche, pas certaine de bien comprendre. Imitée par Rachel et Claudine.

— Laissez faire, dit Sarah en s’allumant une autre cigarette.

Claudine regarda Sarah.

— Tu m’aides à l’monter ?

— Oui.

— Tu peux le soulever par les pieds ?

— Ça devrait aller.

Maude se proposa pour aller ouvrir la porte. Ce à quoi Claudine lui tendit ses clés. Rachel, jusque-là peu impliquée, s’offrit pour aller chercher du café. Avant de partir, elle regarda le trio montant les marches.

— En tout cas Sarah, ça va faire deux fois en deux jours qu’Antoine repart pas avec toi.

Claudine eut un rire nerveux, puis détourna le regard. Sarah lâcha les jambes d’Antoine, ce qui eut pour effet de faire stopper le trio. Excédée, elle se retourna vers Rachel et lui fit un doigt d’honneur. Elle se retourna à nouveau, observant la scène.

— Tsé quoi Claudine, toi tu sauves des vies, moi j’essaie de faire parler les morts. Pis en ce moment, je sais vraiment pas laquelle de nous deux devrait s’occuper de lui.