10. On s’est perdus dans le photocopieur

Décembre, mois où l’hiver s’installe. Mais surtout, mois des célébrations hivernales. Les partys de famille, d’amis, mais surtout de bureau. Ces soirées où ressources humaines et sens civique ne veulent plus rien dire. Ces moments qu’on préfère oublier pour être certain de pouvoir regarder les collègues dans les yeux le lundi suivant.

Ce vendredi soir-là, dans une salle de réception, au septième étage d’une tour à bureaux, se retrouvaient la plupart des enquêteurs, agents, civils et personnel administratif qui travaillaient de près ou de loin avec les différents corps policiers de la sûreté nationale.

Rizzo venait tout juste de s’asseoir quand Sarah le rejoignit, suivie de Christophe. Arrivés à tour de rôle, ils s’assirent chacun d’un côté d’Antoine. Chris, fidèle à lui-même, portait un veston bleu marine avec une chemise grise et un pantalon assorti. On n’était pas certain s’il s’en allait à une soirée ou vendre des meubles cheap. Sarah, elle, était magnifique. Sobre, comme toujours, elle portait une robe à paillettes mauve nuit, et des talons hauts de la même couleur. Elle avait gardé ses cheveux détachés. Leur volume et les volutes frisées étaient parfaits pour son visage. Sur le côté droit du visage, elle avait un motif tribal fait de petits diamants collés sur sa peau. Antoine avait choisi une tenue un peu plus stylée : pantalon marron en feutre, chemise beige et bretelles assorties. Il était même arrivé avec un béret qu’il avait laissé sur la table. Quand Chris et Sarah le rejoignirent, il attaquait les quelques bouchées qu’il avait récupérées et amassées dans une assiette. Sarah brisa le silence.

— Mange pas trop, tu vas faire des cauchemars.

— J’fais des cauchemars même quand j’dors pas.

— Ça, c’est parce que tu fais les mauvais choix, lui balança Chris, en lui volant un mini hamburger.

— Dis le gars qui a préféré rester enquêteur que devenir directeur de département.

— Fuck off, Rizzo, c’était pas aussi simple.

— C’est ça, oui, répondit Antoine en détournant le regard, tout en engloutissant un bout de pain tartiné de foie gras de canard.

— Rizz a raison, Langlois. Tu fais des mauvais choix.

— Tu te bases sur quoi?

— Tu m’as pas invité au bal.

— Sérieux, c’était y a plus d’vingt ans… Vous allez être comme ça toute la soirée?

Il se leva et retourna vers le buffet. Sarah le suivit du regard puis ramena son attention vers Antoine. Elle picossait dans son assiette, lui volant des morceaux de fromage et des légumes.

— Tu vas manger tout mon repas?

— Juste les choses que t’aimes.

— T’es pire qu’un vautour.

— Pire, la rumeur dit que si tu m’regardes dans les yeux, je te vole aussi ton âme.

— T’es comme la Gorgone.

— Quoi? Non. Elle, elle transformait les gens en pierre.

— Same thing.

— Non, Antoine, c’est pas pareil du tout.

Sarah reprit son sac à main sur la table puis se leva. Elle fit un pas pour s’éloigner, puis revint, prit les deux derniers morceaux de fromage et s’en alla à nouveau.

— Voleuse!

— Appelle la police!

— Tu perds rien pour attendre, Sarah Fortin!

Elle se dirigea vers Fred, qui se versait un verre de punch en discutant avec les gars de l’identification judiciaire.

Antoine, de son côté, scrutait la salle en quête de quelqu’un avec qui parler quand il vit les portes d’entrée s’ouvrir. Deux femmes rousses firent irruption dans la salle : les jumelles Langlois. Rizz se leva d’un bond, cherchant une issue. Mais aussitôt debout, son regard croisa celui de Maude. Immédiatement, elle tapa sur l’épaule de Rachel et elles se dirigèrent vers lui.

— Rizz Rizz Rizz! lança Rachel.

— Rayyytch… La meilleure criminaliste en ville, avec Maude, la meilleure psy… Qu’est-ce que vous faites ici?

— Antoine… T’es sérieux, là? lui demanda Maude en le dévisageant. Vous me refilez la moitié de mes clients en psychologie, que je vois tout le temps ici. Pis Raytch… c’est ma plus un.

— T’es conne ou quoi? J’suis pas ta plus rien. Et d’abord, c’est moi qui t’ai traînée ici de force.

Maude roula les yeux.

Antoine observa un instant les jumelles. Rachel avait choisi un look provoquant : pantalon de cuir noir et talons hauts, avec camisole rouge et veston en suède, alors que Maude avait opté pour une robe longue, noire, à manches courtes, très élégante, une broche en or à gauche aux lettres « ML », et les cheveux attachés comme un nid d’oiseau sur la tête. Son maquillage léger attira l’œil d’Antoine.

La soirée se déroulait somme toute paisiblement. Les gens parlaient, dansaient et, lentement mais sûrement, vidaient la table du traiteur. Par moments, un serveur passait avec un plateau de bouchées ou de consommations quelconques. À un certain moment, Antoine, qui était seul depuis un instant, décida de se diriger vers les toilettes, un peu enivré, à la démarche nonchalante. Voyant un line-up pour les salles de bain, il décida de se rabattre à l’autre couloir. Il entra finalement dans une pièce dont la porte indiquait « Employés seulement ».

En entrant, la pièce s’alluma d’un coup. Antoine réalisa rapidement qu’il était à la mauvaise place. Au moment où il allait se retourner et partir, la porte s’ouvrit derrière lui et Maude entra en trombe. Elle fit immédiatement le saut en tombant face à face avec Antoine.

— Qu’est-ce tu fais là?

— Pareil comme toi.

— Heu, je venais pisser…

— C’est ce que je dis.

La pièce n’avait rien d’une toilette, mais tout d’une salle de photocopie : des étagères remplies de boîtes de papier et deux gros photocopieurs beige-gris.

Dehors, Rachel, toujours à l’affût, avait observé, à la fois, Antoine puis Maude entrer dans la pièce. Après une minute sans les voir ressortir, Rachel étant Rachel, elle décida de leur jouer un tour. Elle s’empara d’une chaise qu’elle alla coincer sous la poignée pour empêcher que la porte se rouvre. Satisfaite, elle s’éloigna tout bonnement.

À l’intérieur, Maude poussa sur la porte qui ne bougea pas d’un millimètre. Antoine, à son tour, essaya de pousser un peu dessus, avant de se résigner.

— Définitivement, quelqu’un a volontairement bloqué la porte de l’extérieur.

— Bravo, enquêteur, voilà une affaire de résolue.

— …

— Ok, mais on sort comment, alors?

— On attend, quelqu’un va finir par venir ouvrir la porte, surtout si elle est bloquée par quelque chose. Anyway, mon cell est à ma table.

— Le mien aussi.

Maude fit quelques pas, tournant en rond dans la pièce. Elle regarda les étagères, pianota le photocopieur avec ses doigts. Elle regarda Antoine, qui avait le dos tourné, cherchant une façon de démonter la porte. Elle sourit. Puis, doucement, elle leva le couvercle du photocopieur, abaissa la fermeture éclair de sa robe, puis baissa le haut avant de photocopier ses seins. Pas trop silencieux, le photocopieur fit un bruit mécanique zéro subtil. Antoine se retourna, puis vit Maude penchée sur l’appareil, le dos complètement exposé, sa robe dézippée. Il sourit, à son tour, devant la scène un peu incongrue.

— Ah bin dis donc, finalement j’suis avec Rachel.

— Fuck you, Rizz! envoya Maude, en essayant de remettre sa robe sans se redresser.

— Besoin d’aide?

— NON. TOURNE-TOI!

Antoine s’exécuta sans demander son reste. Maude finit par s’extirper de sa position, puis ramena ses bras à travers les manches et, habilement, remonta la fermeture éclair. Elle abaissa ensuite le couvercle du photocopieur et se pencha pour prendre la feuille.

— Tabarnak.

— Qu’est-ce qu’il y a, Maude?

— La feuille n’est pas sortie…

— T’as vraiment photocopié tes seins?

— J’ai toujours voulu faire ça.

— Tsé, quand je disais que tu me faisais penser à Rachel…

Maude fronça les sourcils puis saisit une brocheuse en métal qu’elle lui balança en plein visage. Antoine s’effondra par terre en hurlant.

— Calice, t’es folle.

— Arrête de me comparer à ma sœur, pis tu vas arrêter de te prendre des objets par la tête!

Antoine décolla la main de son visage, seulement pour réaliser qu’elle était pleine de sang. La brocheuse l’avait frappé de plein fouet directement dans le front. Il avait une coupure qui saignait beaucoup, mais qui semblait sans gravité apparente. Maude regarda autour d’elle pour réaliser qu’il y avait une trousse de premiers soins sur le mur, près de la porte. Elle s’en empara et lui prodigua immédiatement les soins requis. Ils finirent assis face à face sur le sol de la pièce. Maude avait les jambes repliées et le menton appuyé sur les genoux. Antoine était assis plus avachi, des points de rapprochement sur le front et un paquet de gelée froide appuyé dessus.

— Je m’excuse, souffla Maude à demi-voix.

— C’est dur, par moments, de comprendre vos comportements, toi pis ta sœur.

— On est impulsives…

— Vous êtes chaotiques.

— Ça t’empêche pas de toujours revenir vers nous…

— Chacun ses vices…

Maude sourit puis se releva, retourna vers le photocopieur. Elle tapa vigoureusement dessus. Rien ne se produisit.

Elle releva ensuite le couvercle, puis réappuya sur « print ». Le photocopieur émit à nouveau un premier bruit de balayage, une forte lumière verte scanna la surface vitrée, puis un bruit mécanique de feuille qui se coince se fit à nouveau entendre.

— Criss de marde, fulmina Maude en donnant un coup de pied sur la machine.

— C’est pas ça qui va le réparer.

— Je ne répare pas les choses, seulement les âmes, tu devrais le savoir.

— J’vais t’aider, tasse-toi.

Antoine s’approcha puis jeta un coup d’œil à l’appareil : la porte d’accès sur le devant était verrouillée.

— Fecque, on fait quoi, Gutenberg?

— On n’a pas beaucoup d’options : soit on laisse ça comme ça, soit on fait des photocopies jusqu’à ce que le paquet de feuilles sorte.

— Ça marcherait?

— Je pense, oui. Ça ou… ça va prendre feu.

— Ah, c’est malin. Après, on me reproche mes techniques.

— Je ne répare pas plus les choses… Je tape dessus jusqu’à ce qu’elles crachent le morceau.

Ils se regardèrent, léger sourire. Puis se penchèrent tous les deux pour avoir leur visage contre la vitre. Aussitôt, Antoine appuya sur le bouton et ils se mirent à faire des photocopies de leurs faces. Les feuilles se coincèrent une à une dans le ventre du monstre.

Au bout d’un moment, après une multitude de grimaces et de faces écrasées contre la vitre, ils se retrouvèrent face à face. Maude, doucement, approcha un peu plus son visage du sien. Ils fermèrent les yeux et s’embrassèrent. Malgré la position inconfortable, le baiser durait. Il fit glisser sa main sur son dos, pour rejoindre la fermeture éclair. Maude l’interrompit doucement.

— Non… Embrasse-moi, juste…

Antoine, voulant se replacer, s’appuya sur la machine avec sa main droite. Ce faisant, il appuya sur le bouton d’impression. La lumière vint les surprendre, puis le bruit monstrueux du papier coincé émit un long cri avant de produire un immense soupir, et un tas de feuilles fut expulsé de la machine.

Maude et Antoine se lâchèrent aussitôt. Maude le poussa pour aller fouiller dans l’amas de feuilles. Après quelques secondes à les bouger et retourner, elle trouva ce qu’elle cherchait. Elle plia la photocopie de sa poitrine, puis la glissa dans sa robe par le léger décolleté.

— Bon, on ramasse les feuilles et on les jette. Ok?

— Ouais, ni vu, ni connu.

— Antoine? C’est toi qui as la photocopie de notre french?

— Ahh non. J’ai juste nos multiples grimaces.

— FUCKKK!!

— Attends, attends.

Antoine repesa sur le bouton vert du photocopieur. Encore une fois, les bruits habituels se firent entendre puis, cette fois-ci, un bruit plus sourd de papier coincé retentit dans la machine avant que celle-ci produise un immense grincement et s’éteigne.

— Ah bin bravo… Tu l’as cassé.

— Hey hey, j’ai rien fait.

— T’es sérieux, Rizz? Elle ne fonctionne plus, là. Nos faces de french sont perdues à jamais dans le photocopieur.

— Rien de tout ça serait arrivé si t’avais pas fait une Raytch de toi-même.

— Ah, fuck you, Rizz.

Puis elle lui lança une deuxième brocheuse en plein visage. Pile au même endroit que la première. La plaie se remit à saigner alors qu’Antoine s’écroula au sol, inconscient.

Au même moment, la porte s’ouvrit.

— Putain, mais qu’est-ce que vous foutez?

Rachel se tenait dans l’ouverture. Elle vit Antoine couché par terre, le visage en sang. Une foule s’agglutina rapidement en entendant la complainte de Rachel. Maude, pour tout réflexe, cacha les feuilles derrière son dos. Puis clama haut et fort :

— Il s’est fait ça tout seul.

Sarah, qui venait d’arriver, ne put s’empêcher de répliquer :

— En tout cas, moi je résous : Maude, dans la salle de photocopie, avec une brocheuse. Trop facile, le Clue des Langlois.

Tous se mirent à rire. Maude fulminait en regardant Sarah, qui lui fit un clin d’œil.

Chris, qui venait d’arriver, se permit aussi d’en ajouter. Il regarda deux agents qui se tenaient derrière lui.

— Bon, bin les gars, embarquez-la. Maude Langlois, vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre d’un Rizzo. Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous brocherez pourrait et sera retenu contre vous. Vous pouvez solliciter les services de votre sœur une fois au poste.

Antoine rouvrit les yeux à ce moment-là. Il se redressa puis jeta un coup d’œil vers Maude, avant de regarder les autres.

— C’est bon, c’est bon… Mais fouillez-la bien comme du monde, elle cache des évidences.

Maude fulmina, prit une troisième brocheuse qu’elle leva en l’air pour le menacer. Antoine perdit connaissance à nouveau. Rachel se pencha par-dessus lui, constatant qu’il respirait.

— C’est bon, il respire encore. Bon, on fait des shooters?

Un « OUAISSS » collectif se fit entendre. Tout le monde retourna dans la salle, vers le bar, pour prendre une tournée de tequila. Maude et Sarah restèrent près d’Antoine.

Maude regarda Sarah puis lui lança :

— On fait quoi avec lui?

— Bah, il est pas mort… Sans intérêt immédiat pour moi.

— Ouain… Shooter?

— Allez… D’ailleurs, Rachel.

— Fuck, Sarah, j’suis Maude, j’ai même mis une broche avec mes initiales.

— My bad.

Elle la regarda un peu mal à l’aise.

— Quoi, Sarah?

— Prochaine fois, vise la tempe.

Elle sortit puis se dirigea vers les autres.

Maude regarda Antoine par terre. Elle sortit la photocopie de sa robe, puis la glissa dans la poche de son pantalon.

— Tiens, t’auras pas tout perdu…

Puis elle ferma la lumière, avant de s’en aller rejoindre les autres.