Antoine marchait sur Beaubien. Le vent en rafale et la neige à l’horizontale lui coupaient la peau des joues. Arrivé devant l’ancienne bâtisse de la Banque de Montréal, il poussa l’immense et lourde porte en bois pour enfin se retrouver à l’abri. À l’intérieur, un couloir vitré offrait deux options. Sur la droite, une clinique médicale comprenant un centre de prélèvement et de radiologie. Sur la gauche, un centre de services personnels avec psychologues, travailleurs sociaux et sexologues.
Il se dirigea à gauche. Sur la vitre à droite de la porte, la liste des professionnels y était affichée. Il arrêta son regard sur la ligne :
Ph. D. M. Langlois — Psychologue
Il poussa la porte et se dirigea vers le comptoir d’accueil. La jeune adjointe administrative lui adressa instantanément la parole.
— Bonjour, vous avez rendez-vous?
— Bonjour, oui, à treize heures.
Elle consulta sa liste, puis releva la tête.
— M. Rousseau?
— C’est bien ça, dit-il en s’appuyant sur le comptoir.
— Docteure Langlois sera à vous dans quelques minutes. Voulez-vous régler tout de suite les honoraires de la séance?
Antoine accepta et paya immédiatement la note. Ensuite, il alla s’asseoir sur une chaise dans la salle d’attente. Cette dernière, vide, était tout de même chaleureuse. Quelques plantes, un éclairage chaud et des meubles en bois venaient lui donner une personnalité, en contraste avec les murs vitrés.
Après quelques minutes, une porte s’ouvrit et Maude en sortit, dossier à la main. Le lisant, elle prononça sans relever la tête :
— Anthony Rousseau? Monsieur Rousseau?
Puis elle releva les yeux pour tomber face à face avec Antoine. Surprise, elle eut un pas de recul. Puis, ne voulant pas causer d’émoi, elle l’invita à la suivre. Ce qu’il fit, sourire aux lèvres. En passant devant elle, il poussa même l’audace jusqu’à lui faire un clin d’œil. Elle ne lui sourit pas, ne réagit pas au clin d’œil et referma délicatement la porte derrière elle.
— ANTHONY ROUSSEAU??? Calice, Antoine! J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que tu fais ici?
— Tu ne retournes pas mes appels.
— C’est un message, ça, d’habitude.
— J’ai toujours trouvé que le silence était une drôle de forme d’expression…
— Joue pas au con. Tu peux pas être ici.
Il s’assit sur le divan, croisa les jambes et prit une revue sur la table basse.
— J’ai besoin de me confier.
— Pas à moi. Tu le sais.
— Pourquoi pas? Tu es psy.
— On couche ensemble, Antoine!! Tu te rappelles?
Il déposa la revue, se rassit droit, puis la fixa dans les yeux.
— Justement non, tu ne me rappelles plus. Come on, Maude, une séance.
— Non, va-t’en. Je refuse de te prendre comme patient, on a un conflit d’intérêts.
— OK, alors on va prendre une marche en amis.
Il se releva, remit son manteau.
— Je travaille, Antoine. J’ai un autre patient à voir.
— Hey, hey, j’ai payé pour l’heure.
— Criss, j’suis pas une pute! T’es tellement insultant quand tu veux.
— J’ai pas dit ça. J’ai quand même payé pour une heure.
— As-tu vu le temps dehors?
— Oui, j’y arrive.
— On va geler.
— On dit que c’est bon pour la peau.
Résignée, elle roula les yeux puis prit son manteau.
— Trente minutes, pas plus.
— Et l’autre demi-heure?
— Session extérieure, c’est le double du prix. T’as payé pour trente minutes.
— J’aurais eu un meilleur prix aux…
Elle le frappa sur le torse, fronçant les sourcils et le pointant du doigt.
— Excuse, excuse…
Ils sortirent du bureau. L’adjointe releva la tête. Regarda Maude. Celle-ci leva la main pour lui faire comprendre de ne pas poser de questions.
— Je reviens dans trente-cinq minutes, Lucie.
— Parfait, madame. Tout va bien?
— Oui, oui. Mais si je ne suis pas revenue dans quarante minutes, appelle la police, dit-elle avec un sourire.
— Ah franchement, Maude, tu es avec la police.
— C’est vrai. Elle fit une pause… Lucie, si je ne suis pas revenue dans quarante minutes, appelle l’armée.
Ils rirent, puis Maude poussa Antoine vers la sortie. Lucie resta là un instant, incertaine si c’était sérieux ou si c’était une simple blague qu’elle ne comprenait pas.
Dehors, la neige fouettait leur visage. Le vent fendait la peau et semblait vouloir les empêcher d’avancer.
Maude avançait avec un bras devant le visage. Antoine, lui, avait une main appuyée sur son dos pour l’aider à contrer le blizzard nordique qui gelait Montréal.
— On va où comme ça? demanda Maude en hurlant.
— Tout droit!!! Jusqu’au… né-on… bleu! répondit Antoine, la voix coupée par les bourrasques.
Ils continuèrent de marcher lentement, jusqu’à atteindre le fameux néon bleu. On pouvait y lire :
« Crèmerie Beaubien!! Crème glacée à l’année »
Antoine invita Maude à entrer. Elle hésita, puis poussa la porte.
— Une crème glacée? T’es sérieux?
— Combattre le froid par le froid…
— T’es complètement malade!
— C’est pour ça que je suis venu te voir.
Maude ne répondit rien, se contentant de regarder le panneau des glaces offertes. Son regard s’arrêta sur l’image d’un bol rempli de crème glacée à la vanille, surmontée de brisures de biscuits Oreo. Une coupe Avalanche. Elle regarda le commis.
— Bonjour, je vais prendre une coupe Avalanche Oreo, s’il vous plaît.
— Parfait. Voulez-vous du fudge fondant par-dessus pour vous réchauffer le cœur et les joues? lui demanda l’homme d’une soixantaine d’années.
— Oh mon Dieu, non! Ça ira, merci.
— Faites-en deux, le somma Antoine.
L’homme s’exécuta et leur donna leur commande avant de se rendre au comptoir-caisse. Antoine tâta les poches de son manteau pour se rendre compte qu’il n’avait pas son portefeuille.
— Shit, Maude…
— Quoi?
— Je pense que mon portefeuille et mon cell sont dans ton bureau.
— Esti de Rizzo… tu m’invites pis tu vas me faire payer?
— En même temps, au prix de la demi-heure…
— J’offrais le divan, les kleenex et même le thé.
— J’essaie de voir qui coûte plus cher, toi ou Rachel?
— Bonne question, mais si tu veux savoir laquelle frappe le plus fort, tu es sur le point d’avoir ta réponse.
L’homme intervint pour briser leur début d’engueulade.
— Ça fera seize dollars et cinquante.
Elle paya, puis ils mangèrent leur Avalanche en silence. Une fois terminée, ils restèrent un instant assis. Maude, pourtant habituée aux silences, le brisa en premier.
— Pas trop envie de retourner dehors.
— Tu vas voir que l’effet crème glacée hivernale va fonctionner.
— Tout ça pour ça… tu t’es confié sur rien.
— C’est vrai. Première séance, on apprend à se connaître.
— Esti. C’est pas du speed dating. T’es vraiment jamais sérieux, hein?
— Parfois.
Elle le regarda un instant, incrédule. Elle soupira, puis se leva, enfila son manteau et fit signe à Antoine qu’il fallait y retourner. Il l’imita, salua le vieil homme, qui lui rendit son salut, puis sortit.
Dehors, la tempête s’était calmée, mais la neige continuait de tomber à un bon rythme. Le vent, moins fort, soufflait toujours. À mi-chemin, Maude fit une pause. Elle se retourna vers Antoine, qui essayait de s’allumer une cigarette en marchant.
— Tu le connais, hein?
— Qui?
Elle se rapprocha pour bloquer le vent, ce qui permit à Antoine de prendre enfin une bouffée.
— Le vieux de la crèmerie. Tu le connais.
— Un vieil ami, lui sourit Antoine.
Elle lui enleva sa cigarette, prit une puff, puis la lança dans la neige.
— Maude, ciboire…
— Ça va te tuer.
— Sérieux, au prix qu’elles coûtent…
— Tu me remercieras quand t’auras cent ans et que tu serviras des glaces à de jeunes couples en hiver.
— Donc, on est en couple?
Elle s’éloigna sans répondre, sourire aux lèvres.
— Maude?
— T’es même pas mon patient.
Il se remit à marcher en la suivant, essayant tant bien que mal de s’allumer une autre cigarette. En arrivant à la clinique, Lucie les regarda d’un air dubitatif. Maude s’approcha pour récupérer le dossier du prochain patient. Lucie, qui l’observait, lui fit une remarque :
— Est-ce de la neige sur votre nez, madame?
Maude passa un doigt sur le bout de son nez, essuya une larme de glace à la vanille, puis enfonça le doigt dans sa bouche et le ressortit en faisant un léger bruit d’aspiration.
— Non, crème glacée à la vanille.
— En décembre? se surprit Lucie.
— Oui! Tu devrais essayer, c’est thérapeutique.
Maude se dirigea ensuite vers son bureau, suivie d’Antoine. Il referma la porte derrière lui. Une fois à l’intérieur, il aperçut son portefeuille et son cellulaire sur la table basse et s’empressa de les récupérer. Puis il se retourna vers elle.
— Je t’écris ce soir?
— Ça va prendre plus qu’une Avalanche sur Beaubien pour que je te réponde.
— Tu es dure.
— Tu me dois une crème glacée.
— Et cheap.
— En fait, deux. J’ai aussi payé la mienne… Allez, houste.
Antoine lui sourit puis quitta son bureau. En sortant, Lucie l’apostropha.
— Voudriez-vous un autre rendez-vous, monsieur Rousseau?
Il hésita un instant.
— Vous savez quoi? Je vais y réfléchir.
— D’accord. Prenez note que, si vous changez d’idée, le calendrier de disponibilités sort le dernier jeudi du mois.
— J’en prends bonne note. Merci, Lucie.
— Au plaisir.
Elle lui sourit, puis retourna son regard vers l’ordinateur. Antoine lui rendit son sourire avant de lui tourner le dos et de sortir. En arrivant dans le corridor, il tomba face à face avec une connaissance.
— Claudine!! T’es pas à l’hôpital?
— Antoine! Quelle surprise… Non, non, je fais une journée de clinique d’urgence ici à chaque premier mardi du mois.
— Super. Je suis content de te voir, lui dit-il en passant une main sur son bras.
— Pourtant, ça fait quelques semaines que tu ne retournes plus mes appels…
— Je sais… je m’excuse… Le travail, dit-il en grimaçant et en regardant le plafond.
— Bien sûr… T’es venu ici pour quoi?
— Ahhh, rien de précis. Dis-donc, t’es libre, là? Une Avalanche à la vanille, ça te tente? J’offre.
— En plein mois de décembre?
— Combattre le froid avec le froid…
— Tu sais que t’es unique, Rizzo?
— C’est un oui?
— C’est pas un non…
Ils sortirent de l’édifice. Doucement, le blizzard s’arrêta. Le vent tomba. Le soleil tenta même une percée dans les nuages. Ils marchèrent paisiblement sur Beaubien en direction d’un certain néon bleu.
