12. À midi, personne ne s’aime

L’El Camino noir s’est stationné dans une petite rue paisible de St-Lambert. Antoine cherchait ses gants, alors que Claudine finissait de se maquiller. Elle traçait délicatement une ligne sur sa paupière quand Antoine brisa le silence.

— Tu sais que c’est juste un dîner de Noël?

— Oui.

— Y a personne à séduire, pas besoin de te maquiller.

Elle le regarda un instant avec mépris, observant le résultat dans le miroir du pare-soleil.

— T’es conscient que c’est pour toi que je me maquille?

Il figea un bref moment. Elle releva le miroir, prit sa sacoche et sortit de l’auto, prenant bien soin de claquer la porte.

— Claudine… Il sortit à son tour.

— Sérieux, Antoine, parfois je me demande pourquoi j’accepte de te suivre à chaque fois.

— Je…

— Non. Non, réponds pas…

Il baissa la tête un court instant.

— Oh, reprit Antoine. Dernière chose.

Claudine le regardait avec sérieux.

— Flavie est… spéciale.

— Genre?

— Personnalités multiples. Parfois… elle le gère mal.

— Ok, et?

— Si elle rit comme ça; hihihi. C’est pu Flavie, c’est Jezabel, ignore-la, elle est pas méchante, juste… dangereuse à ses heures.

— Ok! La dangereuse Jezabel, je note. Autre chose?

— Oui. Si elle te cruise de façon vulgaire.

— Oh, ça m’intéresse, ça.

— Cibole. Ça, c’est Jade. Ignore-la aussi, elle se tanne vite et disparaît.

— Bon bin, ça s’annonce festif.

— Ça devrait aller.

— Je sais pas. À t’écouter, je vais vivre une expérience de séduction lesbienne extrême qui va peut-être mettre ma vie en danger.

— Un petit dimanche.

— Moi qui pensais que c’était toi le plus grand danger dans ma vie.

— Ha!

Elle lui sourit en plissant des yeux et en plaçant ses mains sous son menton, en symbole angélique.

Ils se dirigèrent vers la porte. Claudine tenait un poinsettia dans ses mains. Antoine sourit en le regardant.

— T’avais pas besoin d’leur amener ça.

— Voyons toi. Tes manières. Chris et Flavie, que je ne connais pas, nous invitent, c’est la moindre des choses que de ne pas arriver les mains vides.

— J’ai amené un dossier à Chris.

— C’est du travail, Antoine.

— C’est quand même un service que je lui rends.

— T’es pas possible.

Flavie les accueillit avec beaucoup d’entrain, prenant le poinsettia, ne sachant pas trop où le mettre, le déposant finalement sur le buffet de l’entrée. Chris les rejoignit.

— Bon! On rencontre enfin la charmante Claudine!

— Hey! C’est moi! Charmante, je sais pas, mais de suivre le Rizzo, c’est sûrement courageuse, le bon mot.

Ils rirent tous. Claudine embrassa Flavie, qui lui fit une longue étreinte, puis Chris, qui se garda une certaine gêne, puis retourna vers la salle à manger. Avant de les suivre, Claudine agrippa Antoine par le bras.

— Tu m’as dit que Chris était le frère de Maude?

— C’est ça.

— Tu me niaises? Il est métissé, comme moi.

— Et?

— Fuck, Antoine! Maude est blanche comme un verre de lait et rousse comme le feu!

— Ah ouais, c’est vrai.

— Antoine! Tu vas juste rien m’expliquer?

— Ça change quoi?

— Ça… ça change… fuck, y est pas roux!

— Ils ont pas la même mère.

— No way, Sherlock.

— Criss, tu veux savoir ou pas?

— Mais c’est pas anodin.

— Sa mère était haïtienne.

— Était?

— Fuck, Claudine, t’es médecin, tu devrais comprendre… sa mère est morte. Son père s’est rematché, a eu les jumelles avec une autre. Contente?

— Non. C’est fucking dramatique. T’aurais pu m’le dire.

— Now you know.

— Je t’hais.

Ils finirent par rejoindre leurs hôtes à la salle à manger. Ils s’assirent face à face, cependant, il y avait six couverts. Ce qui fit sourciller Antoine.

— Vous attendez d’autres mondes? D’ailleurs, les filles sont pas là?

C’est Chris qui répondit en premier.

— Les filles sont au chalet avec mon père et Aerin. Sinon, les jumelles vont peut-être passer. Mais tsé…

Il leva les yeux au ciel.

— Ah arrête, hihihi. Rachel m’a dit qu’elle viendrait. Maude savait pas, répondit Flavie en faisant un clin d’œil à Antoine.

Ce dernier reconnut ce petit rire qu’il n’aimait pas. Il serra des dents, puis sentit Claudine lui serrer la cuisse. Il posa sa main sur la sienne pour la rassurer.

Le brunch s’entamma. Crêpes, œufs, pain et fruits remplissaient la table. À un certain moment, les patates style déjeuner s’épuisèrent. Au même moment, Antoine se leva en annonçant vouloir utiliser la salle de bain. Flavie intervint immédiatement.

— En revenant, peux-tu ramener d’autres patates? Elles sont dans un plat dans le four.

— Avec plaisir, renchérit-t-il.

En sortant de la salle d’eau, il longea le petit corridor qui menait à la cuisine. Il tourna à gauche pour y entrer lorsqu’il vit Flavie appuyée contre le mur sous l’arche qui menait à la cuisine.

— Hey, Flav…

Elle le tira sous l’arche, puis sourit.

— Ah bin. Moi et le beau Antoine sous le gui.

Elle dit ça à voix basse.

— Jade…

Elle passa un doigt sur son torse, puis s’approcha.

— Bien vue. Tu me dois un baiser.

— Jade, Jade, Jade… tu sais que ça arrivera pas.

Elle s’approcha encore plus.

— Tu vas quand même pas bafouer la tradition de Noël?

— Entre ça et frencher la femme de mon meilleur ami… Je préfère être sur la naughty list.

— Mmmm naughty…

Et sans avertissement, elle l’embrassa. Rapidement, avec vigueur. Elle recula doucement, mais avant, prit la peine de lui mordre la lèvre inférieure.

— Mmmm. Tes lèvres sont comme je les imaginais.

— Satisfaite?

— Oui. En plus, je sens que t’as pas haïs ça, ajouta-t-elle en passant sa main sur son entrejambe. Sourire aux lèvres, regard de fauve.

Antoine s’empressa de repousser sa main.

— T’exagères, Jade. Tabarnack. Ton mari est dans l’autre pièce.

— Bou hou… t’es plate.

Elle se retourna, puis entra dans la cuisine, saisit un panier de pain, se pencha sur le comptoir pour prendre une baguette qui était au fond; elle tourna la tête vers Antoine, se mordit la lèvre.

— Dernière chance, mon Rital, je ne me pencherai pas comme ça tout le temps…

Antoine s’approcha, puis au dernier moment ouvrit la porte du four et récupéra le bol de patates.

— J’passe.

Puis il s’éloignit. Jade se redressa, fit la moue, fronçant les sourcils.

— Tant pis pour toi, Rizzo. Hihihi.

En revenant dans la salle à manger, Antoine surprit Chris et Claudine en grande conversation sur leurs connaissances communes. Chris regarda Antoine arriver.

— Ça va, Ant? As-tu vu Flav?

— Oui oui, ça va, elle coupe du pain.

— Ok. Hey! Devine quoi?

— Hum, laisse-moi deviner. Toi et Claudine avez des amis communs dans le hood?

Claudine roula des yeux en le regardant.

— Si je te connaissais pas, je te traiterais de raciste, l’accusa Chris.

— Ah arrête. Tu fais un amalgame facile, j’ai juste dit ça parce que tu connais tout le monde, Chris.

— Vrai, souligna son ami en prenant une gorgée de mousseux.

Au même moment, Flavie revint, et on sonna à la porte. Antoine se proposa pour aller ouvrir. Une silhouette se tenait derrière la porte et pesait de façon intermittente sur la sonnette. Agacé, il ouvrit la porte avec fureur.

— Ok ok c’est bon!

— Esti! Rizzo, calice!

— Rachel…

Il fronça les sourcils.

— T’es bin beau. Es-tu venu seul?

— Bon, tu vas t’y mettre toi aussi? Non.

— Esti. C’est qui la conne, cette fois-ci?

— As-tu bu? demanda-t-il en reculant, observant la stature de Rachel qui était chancelante.

Elle s’approcha, saisissant son visage.

— Juste un peu… t’es bin mal rasé, t’es rugueux.

— Calice, Raytch. Comment t’es venue?

— Hey. Rizz! Tu viens bruncher chez mon frère, avec une autre. J’ai raison de boire en tabarnack. Pis j’ai pris un Uber, capote pas.

À ce moment-là, Chris se pointa. Vit Rachel appuyée sur Antoine, et décida d’intervenir.

— Fuck, Rachel, sérieux?

— Toi, là.

— Quoi?

— T’es mon frère, esti.

— T’as bu avant de venir?

— J’ai brunché avec Sarah. Hahaha.

Chris ne répondit rien. Rachel entra, s’enfargeant dans le marchepied. Chris la rattrapa, puis l’aida à enlever son manteau.

— Prends des notes, Rizz, lança Rachel à l’attention d’Antoine, qui l’avait regardée tomber.

— Viens t’asseoir. Manger va te faire du bien.

— Oui, M’sieur!

Elle plaça sa main sur son front avant de le suivre vers la cuisine.

Antoine, amusé, referma la porte. Quand il revint dans la salle à manger, Rachel était déjà en train de se servir.

— Claudine, tu te souviens de Rachel? demanda Antoine.

— Ah shit, j’ai dit salut Maude.

— Ouin non, c’est ça. Donc. Claudine, Rachel; Rachel, Claudine.

Rachel avait une bouchée de crêpe dans la bouche qu’elle avala d’un coup. Elle toisa Claudine, puis se lança.

— T’es sa nouvelle blonde?

Claudine rougit puis répondit du tac au tac.

— On est amis.

— On est toutes amies avec Antoine… jusqu’à ce qu’il se tanne, dit Rachel sans quitter Claudine des yeux.

— Hey, Rachel, tu veux peut-être skipper celle-là. Les leçons de morale, c’est pas ta force, hein, répondit Antoine d’un ton agacé.

— T’inquiète, c’est lui qui est ami avec moi, pas le contraire, lança Claudine.

Flavie, malaisée, intervint à ce moment-là pour proposer du café. Chose que tout le monde accepta sans hésitations. Elle se leva, sommant Chris de la suivre. Ce qu’il fit.

— Wtf, ta sœur? lui demanda-t-elle à voix basse.

— Tabarnack. Je sais pas, là. Elle a brunché avec Sarah. Elles ont dû boire pas mal.

— Toujours heureuse qu’elle l’ait pas ramenée ici.

— Commence pas, Flave.

— Toi, commence pas. J’suis pas conne, Langlois. Joue pas à l’innocent avec moi. Quand Sarah est dans les parages…

Puis on sonna à nouveau à la porte. Flavie coupa sa phrase puis regarda Chris d’un air sérieux.

— Peux-tu emmener le café à table, s’il te plaît, j’m’occupe de la porte.

— C’est bon… dit-il avec dépit.

Sarah était déjà dans le corridor; au passage, elle jeta un œil dans la salle à manger. Rachel pointait Rizzo avec sa fourchette. Claudine semblait vouloir être ailleurs.

Flavie ouvrit la porte. Une petite blonde se tenait devant la porte. Flavie, surprise, écarquilla les yeux.

— Sarah?

— Flavor!

— Sérieux?

— Raytch m’a invitée. J’ai emmené des fraises, dit-elle en levant un casseau qu’elle tenait.

— Chris va être content de te voir.

— Juste si tu me laisses entrer.

— J’hésite encore.

— Sérieux, Flave? Tu me connais mieux que ça.

— Entre… au point où on en est.

Sarah entra, posa son manteau sur un crochet puis suivit Flavie jusqu’à la salle à manger. Le chaos avait complètement envahi la pièce.

Rachel pointait toujours sa fourchette vers Antoine. Claudine aidait Chris à remplir les tasses de café lorsque ce dernier vit Sarah. Distrait, il fit couler du café brûlant sur la main de Claudine. Celle-ci hurla en lâchant la tasse qui éclata en morceaux. Flavie, paniquée, se rua sur Claudine pour lui essuyer la main. Rachel, toujours rouge de colère, finit par lancer la fourchette, mais étant un peu ivre, elle l’envoya en pleine face de Chris. Ce dernier lâcha alors la carafe qui, se heurtant sur la table, envoya un jet de café en l’air. Pendant que Chris se tordait de douleur en se tenant le visage, Sarah recevait, sur sa blouse bleue pâle, le liquide brunâtre. Devant la surprise, elle lâcha un immense « FUCK!!! ». Rachel, excédée, cria à son tour.

— VOUS M’ÉCOUTEZ JAMAIS TABARNACK!

Elle prit alors son paquet de cigarettes puis sortit dehors en claquant la porte. Pendant ce temps, Flavie avait emmené Claudine à la salle de bain pour s’occuper de sa brûlure. Chris, lui, remis de son choc, constatant que sa blessure était superficielle, escortait Sarah à la cuisine pour éponger sa blouse.

— Je m’excuse tellement, Sarah.

— Flave était pas contente de me voir…

— Ouin. C’était prévisible.

Sarah le fixait dans les yeux pendant qu’il essayait d’être délicat avec le papier essuie-tout. Elle commença à débouter sa blouse.

— Je pense que c’est mieux si je l’enlève.

Chris ne dit rien. Il recula d’un pas. Sarah finit d’enlever sa blouse, révélant ses seins à travers un soutien-gorge légèrement transparent. Elle fit un pas en avant, lui tendit la blouse. Elle regarda sa main qui tenait l’essuie-tout, puis elle pointa le haut de ses seins.

— Faudrait essuyer là aussi.

Il recula d’un pas, regarda Sarah furtivement, regarda derrière, puis lui tendit l’essuie-tout.

— Je vais aller te chercher un chandail.

Il partit avec sa blouse. Sarah croisa les bras pour cacher un peu sa poitrine. Un sentiment familier lui tortillait l’estomac, mêlé à une certaine gêne.

Dans la salle d’eau, Flavie se lavait les mains, après avoir appliqué de l’onguent sur celles de Claudine. Cette dernière était ressortie en vitesse quand Flavie lui avait effleuré la joue en lui susurrant des compliments à l’oreille. Flavie se regardait dans le miroir, se disant à elle-même : « qu’est-ce qu’on cherche? »

Antoine, lui, était toujours assis à table. Tasse de café à la main, il piochait les patates dans son assiette. Il regarda la pièce, vide, mais bruyante à la fois. Pour une fois, se disait-il, il était épargné par le chaos. Il déposa sa tasse, versa du sirop d’érable sur sa crêpe et en prit une bouchée. Conscient qu’il était seul, il lança quand même à haute voix.

— Super ton brunch, Flav. Tes crêpes sont parfaites.

Au même moment, Claudine revint. Elle prit sa sacoche sur le dossier de la chaise puis s’adressa froidement à Antoine.

— Tu me ramènes ou j’m’appelle un taxi?

Elle semblait troublée.

— Tu veux qu’on aille chez moi, on pourrait…

— Non. J’veux juste partir. Rentrer chez moi.

Antoine restait assis. Claudine regarda le plafond, détourna le regard puis s’éloigna sans se retourner. Elle sortit en fermant la porte avec conviction.

Dehors, Rachel était appuyée contre le mur, fumant déjà une deuxième cigarette. Elle entendit la porte claquer puis vit passer Claudine, qui marchait d’un pas pressé, poinsettia dans les mains. Elle se décolla du mur puis la regarda s’éloigner. Elle lança sa cigarette et rentra.

Antoine était là. Immobile. Il regarda autour de lui. Prit la dernière crêpe. Elle était sèche et froide. Rachel entra dans la salle à manger en fredonnant un air qu’Antoine ne connaissait pas. Elle vint s’asseoir devant lui, puis commença à faire des cercles dans son assiette vide. Antoine s’accota dans le fond de sa chaise. Il la toisait.

— C’était ça ton plan depuis le début, hein?

Elle sourit, sans jamais quitter l’assiette des yeux. Elle se mit à jouer avec le couteau qui était juste à côté, appuyant la pointe sur son doigt, regardant la peau s’enfoncer sous la faible pression.

— Moi, je voulais juste bruncher avec vous.

— Prends-moi pas pour un imbécile, Raytch…

— Tu vas me ramener?

— Calice, Rachel…

— J’obtiens toujours c’que j’veux, Antoine…

Elle planta le couteau dans une pomme qui se trouvait dans un petit panier d’osier entre eux deux. Elle releva la tête, sourire aux lèvres, les sourcils froncés.

— Toujours.