Le corridor du troisième sous-sol était plutôt ennuyant. Sans fenêtre, d’un gris usé. Les néons, à intervalles réguliers, le rendaient précis et fade.
Chris marchait d’un pas lent, presque nonchalant. Il tenait dans une main un sac en plastique et, dans l’autre, une petite boîte blanche avec un collant où l’on lisait : Pâtisserie de ville – Depuis 1987.
Arrivé au bout du couloir, il se retrouva devant deux portes métalliques munies d’un lecteur magnétique sur le mur de droite. De la main qui tenait le sac, il récupéra sa carte et la brandit devant le lecteur. Celui-ci, après un bref instant, émit un petit son aigu, puis s’illumina d’une lumière verte. Aussitôt, les portes s’ouvrirent.
Chris entra dans la grande pièce froide. Le mur de gauche était tapissé de portes à poignées en acier. À droite, des étagères et des armoires. Au centre, trois tables d’examen, puis, au fond, un long comptoir avec tout le nécessaire de laboratoire.
Une petite radio jouait Put Your Head on My Shoulder de Paul Anka. Sarah, penchée sur un cadavre, en récitait les paroles :
People say that love’s a game
A game you just can’t win
If there’s a way, I’ll find it someday
And then this fool will rush in
Chris la rejoignit, près de la table. Il déposa son sac et la boîte sur le comptoir, puis vint observer le corps.
— Cibole, il a pu de face ?
Elle releva la tête. Sérieuse, les cheveux blonds attachés. Comme chaque fois qu’elle se retrouvait ici.
— Du beau travail, hein ? lança-t-elle du tac au tac.
— C’est coupé net.
— Précision chirurgicale. J’aurais pas fait mieux.
— Une piste ?
— On sait qui c’est, on sait pas pourquoi.
— Pu de face comme ça, je dirais un émule d’Ed Gein ?
— Nah. C’est pas le même motif. Check : on lui a planté une paire de ciseaux dans la gorge.
Chris eut un air de dédain. Il fit un pas en arrière et regarda ailleurs pendant que Sarah lui montrait les ciseaux qu’elle avait placés dans un sac. Lorsqu’elle les remit sur son chariot, Chris prit une paire de gants et regarda l’étiquette attachée à l’orteil du cadavre.
— Il a un numéro, mais pas de nom.
— C’est un dossier à Rizz.
— Oh, un Rital de la pègre ?
— Bingo.
— Qui ?
— Pourquoi tu demandes pas à ton meilleur chum de te parler de ses dossiers ?
Il s’assit sur un tabouret, fit un tour, puis freina avec ses pieds sur le support en acier.
— Parce que si je faisais ça, j’aurais aucune raison de venir passer le réveillon avec ma légiste préférée.
— Têteux. D’ailleurs, tu le passes pas en famille ?
— Flavie est partie avec les filles à Ottawa voir ses parents, et moi j’ai dû revenir parce qu’un gars s’est fait buter sur mon territoire et que c’est moi qui suis de garde.
— Me semblait que t’étais pas venu pour mes beaux yeux. Où est le corps ?
— Il s’en vient. Les gars ramassent de la preuve.
Sarah le regarda un instant, enleva ses gants, puis se dirigea vers l’ordinateur. Elle pianota sur le clavier et récita à haute voix :
— Gianluigi Scalpella. Quarante-sept ans. Montréalais d’origine calabraise, lié au clan de la ’Ndrangheta. Tué d’un coup de ciseaux dans la gorge, mort étouffé dans son sang. Son visage a été retiré post mortem, probablement à l’aide d’un scalpel. Raison du meurtre : inconnue, mais certainement liée à ses activités extracurriculaires. D’autres questions ?
— Scalpella… Le visage coupé. Eh ben.
— Il y était prédestiné, on dirait.
Sarah ne regardait toujours pas Chris, lisant une autre fiche à l’écran.
Un léger silence s’installa. Seuls le bruit des doigts de Sarah sur le clavier et de la souris résonnaient dans la pièce, entremêlés aux grincements du tabouret que Chris faisait tourner.
— Tu veux bien arrêter ça ?
— Quoi donc ? se surprit Chris.
— De faire tourner le tabouret. Ça grince, ça gosse.
Il s’arrêta, puis se leva, s’approchant d’elle.
— Tu trouves pas ça trop triste de passer ton réveillon ici seule ?
— J’suis pas seule. J’ai Gianluigi.
— Il a pas l’air jasant.
— Il me parle bien plus que tu penses.
— T’es une drôle de créature, Sarah Fortin.
— Et toi, t’es mal à l’aise avec le silence, Christopher Langlois.
Il sourit. Regardant sa montre : vingt-trois heures trente-cinq. Il se dirigea vers la boîte et son sac, en sortit deux petits chapeaux, deux flûtes en papier et deux petites assiettes en plastique. Il ouvrit la boîte : deux bûches au chocolat, avec Bonne année 2026 écrit dessus.
— Tiens, j’ai emmené ça pour festoyer un peu.
— Y en a que deux, dit Sarah, déçue.
— On est que deux, renchérit Chris.
— Y a Gianluigi, ton cadavre en route et possiblement deux techniciens. J’suis pas experte en maths, mais si mes calculs sont bons, on sera six.
— Ils seront pas là avant une bonne heure, tsé.
Elle se retourna et s’approcha de lui. Jeta un œil aux bûches, puis joua avec un des chapeaux, essayant de le faire tenir sur la tête de Chris. Elle tira sur l’élastique et le relâcha, le faisant claquer sous son menton. Il eut un petit rictus.
— Ça pince, esti.
— Je te croyais plus tough que ça, inspecteur, dit-elle en lui caressant la joue.
— J’ai un côté sensible.
— Tu m’en diras tant…
Elle s’éloigna, puis revint avec des ustensiles ensachés.
— Tu es pleine de ressources.
— Je commande souvent du resto.
Chris sourit et plaça les bûches dans les assiettes.
— Tu sais que je passe tous mes réveillons ici ?
— Ah oui ? demanda Chris, étonné.
— Entre ça et être mal accompagnée… Ici, au moins, les gens disent pas de niaiseries, essaient pas de me cruiser maladroitement pis essaient pas de me faire boire pour avoir une chance avec moi.
— À t’écouter, les morts sont bien plus agréables que les vivants.
— C’est même pas une présomption.
— On est juste plus impulsifs qu’eux.
— Ils savent mieux se tenir, en tout cas.
Elle s’approcha de Chris, regarda sa montre : vingt-trois heures cinquante.
— Dans dix minutes, on change d’année.
— OK, répondit Chris en prenant une bouchée de bûche.
— Tu veux savoir un autre truc de bien avec les morts ?
— Je sais pas si tu me divertis ou si tu me fais peur en ce moment.
Elle sourit et prit son visage dans ses mains.
— Ils sont très discrets…
Puis elle l’embrassa, d’abord en posant ses lèvres sur les siennes, puis doucement, en ajoutant sa langue, cherchant à trouver la sienne. Chris, surpris au début, se laissa entraîner dans ce geste de passion que Sarah venait de lui insuffler. Il rapprocha leurs corps en tirant fermement la légiste contre lui.
Plus leur baiser devenait passionné, plus leurs mains se permettaient d’explorer. Sarah enleva son sarrau, révélant des vêtements ordinaires : un pantalon et un t-shirt. Chris lui enleva son veston, puis Sarah en profita pour commencer à défaire sa chemise, le poussant contre le comptoir. À son tour, il lui enleva son chandail et la fit valser pour qu’elle se retrouve dos au plan de travail.
Un peu après, étendus sur le sol, sur un drap bleu, Sarah avait la tête appuyée contre le torse de Langlois. Elle fit glisser sa main vers l’arrière avant de la ramener rapidement vers l’avant. Chris se raidit, incertain du geste que la légiste allait poser. Elle porta une flûte en papier à sa bouche et souffla un bon coup. Le bout de papier se déroula et alla frapper Chris en plein visage. Elle se mit à rire avant de lancer la flûte et d’ajouter :
— Bonne année, mon inspecteur préféré !!!
Chris se mit à rire, puis la tira vers lui.
— Bonne année, Sarah Fortin !!
Puis, imitant son geste, il récupéra à son tour une flûte qu’il avait laissée à proximité pour la lui souffler au visage.
— Arrête ça !
Elle la lui prit et la lança plus loin, avant de recommencer à l’embrasser.
Ils finirent par s’asseoir, toujours par terre, enveloppés dans le drap bleu. Ils terminaient de manger leur portion de bûche. Une certaine gêne semblait s’être installée. Sarah rompit le silence en premier.
— C’est sûrement le meilleur réveillon que j’ai passé ici. Même si… je sais que c’est mal.
— On pourrait dire que c’est pas vraiment arrivé. Je pense pas que Gianluigi parle de ça à qui que ce soit.
Sarah eut un petit rire nerveux.
— Ouin… un réveillon sans témoin. Comme je les aime.
— Tu vois, les morts parlent pas tout le temps.
— Ça compense pour les vivants qui parlent trop.
— Je te promets que ça va rester entre nous deux.
— Tsé, Chris, c’est pas moi que ça dérange… c’est toi qui es marié.
Elle appuya sa tête sur son épaule.
La radio jouait I Put a Spell on You de Nina Simone.
I put a spell on you, ’cause you’re mine
You better stop the things you do
— Ta radio… elle choisit drôlement les tunes ce soir.
— C’t’une radio magique.
Il appuya sa tête sur la sienne. Puis, soudainement, une lumière blanche clignota dans la pièce. Ils relevèrent la tête, puis Sarah posa ses lèvres sur les siennes.
— J’aurais aimé ça qu’on reste entre 2025 et 2026… mais v’là les techs, avec un autre témoin silencieux.
Ils se relevèrent. Se rhabillèrent. Chris prit son temps, contemplant le corps de Sarah. Elle, regarda aussi le sien un bref instant, puis se dépêcha de ranger le drap bleu dans le bac pour le lavage. Elle se rapprocha de Chris.
— L’avantage des morts, c’est leur discrétion.
— Et les vivants, eux ?
Elle le regarda, laissant sa main glisser sur le rebord de son veston, s’approchant doucement de la boucle de sa ceinture. Chris ne bougeait pas.
Puis les portes s’ouvrirent. Deux techniciens entrèrent au moment où Sarah se décolla de Chris. L’un poussait une table à roulettes avec un sac mortuaire, l’autre tenait un pad et un crayon.
— On le met où ? demanda celui qui poussait le chariot.
L’autre dévisagea un instant Chris. Sarah le sortit de son état de transe.
— Tiroir 6, dit-elle au premier.
Puis, regardant celui qui toisait Chris :
— Donne, je vais t’autographier ça, Marc.
Il lui tendit le pad, puis elle signa le document de réception. L’autre referma la porte du frigidaire numéro 6, puis vint les rejoindre.
— Ça fait pas un réveillon bin bin joyeux.
— J’ai vu pire, répondit Sarah.
— J’y avais emmené de la bûche, rajouta Chris.
— Vous en avez pas pris pour nous, inspecteur ? demanda Marc en lui faisant un clin d’œil.
— T’es pas mon genre, Gendron.
Ils se mirent tous à rire. Le deuxième technicien reprit sa table à roulettes et leur souhaita une bonne année en se dirigeant vers la porte. Marc, l’autre, s’attarda un court instant.
— J’ai parlé aux policiers sur place avant de partir. À première vue, personne a rien vu, rien entendu.
— Génial, dit Chris avec dépit.
Marc se dirigea vers la porte qui s’ouvrit, puis se retourna vers le duo.
— Ça arrive. C’est un réveillon sans témoin.
Ils finirent par partir, puis Sarah et Chris se regardèrent avant d’éclater de rire. Il s’approcha doucement, puis Sarah le repoussa en se retournant, faisant signe de non de la tête. Les portes automatiques se fermèrent. Chris la regarda.
— Il n’y a plus de témoins, là.
— Presque plus, dit-elle en pointant le corps de Gianluigi sur la table. Tu devrais y aller.
Il acquiesça en faisant la moue. Il reprit son manteau, puis s’approcha d’elle. Doucement, il posa ses lèvres sur les siennes, puis se recula.
— Peut-être demain, alors ? lui demanda-t-il.
— Si t’es sage, renvoya-t-elle en fronçant les sourcils.
— Je le suis toujours, répondit-il en plaçant une main sur son torse.
Il sourit, puis se dirigea vers la porte. Juste avant que les portes ne s’ouvrent, il entendit les pas de Sarah qui s’approchaient rapidement. Il sourit, puis se retourna en ouvrant les bras, prêt à l’accueillir.
Il reçut plutôt un coup de barre d’acier, avant de s’effondrer au sol. Sarah se tenait debout, tuyau à la main. Elle sourit.
— J’avais dit sans témoins.
Elle le hissa ensuite sur une table à roulettes, l’attacha à l’aide de sangles, puis lui administra un puissant sédatif. Elle fit ensuite glisser le plateau dans le tiroir frigorifique numéro quatre, qu’elle referma doucement.
— À demain, mon beau brun.
Elle prit son téléphone, puis pianota sur les touches.
« C’est fait, il dort dans le tiroir 4 »
Elle attendit un instant, puis son cell vibra.
« Parfait » – Flavie
Elle sourit, puis rangea son cell.
Elle se dirigea ensuite vers la table sur laquelle était couché le mafieux sans visage. Elle débarra les roues, puis alla le ranger dans le tiroir numéro deux, le regardant.
— Tu diras rien, hein ?
Elle se mit à rire, puis referma la petite porte. Elle ferma les lumières et sortit.
La morgue reprenait ainsi son silence, conservant ses secrets et laissant seuls les morts posséder la vérité.
La radio, toujours allumée, jouait Perfect Day de Lou Reed.
Just a perfect day
You made me forget myself
I thought I was someone else, someone good…
