Un écho au bord du vide

J’étais assis à table, seul. Le repas devant moi était tiède depuis longtemps, et l’odeur avait cessé de flotter dans la pièce.

Entre mes mains, une arme. Le canon, qui frottait contre mes dents, reposait fermement sur ma langue. Je pouvais en déceler tout le goût métallique, ocre : une saveur d’acier froid, de poussière et d’amertume.

J’ai fermé les yeux et inspiré par le nez. L’air était lourd, presque épais, et un silence étrange s’installait, comme si tout, autour de moi, retenait son souffle. Soudain, une chaise grinça, et quelqu’un s’assit en face de moi, sans bruit, comme un léger souffle.

— Alors… on mange quoi en premier ? Le repas, ou la balle ?

La voix n’était ni dure ni douce — simplement là, comme un écho intérieur.

Les yeux de cette présence ne clignaient pas, mais semblaient tout voir : la sueur sur mes tempes, la tension crispée de mes mains, la pulsation rapide au creux de ma gorge. J’entendais, en cadence, battre mon cœur et son souffle.

Elle inclina légèrement la tête, un sourire à peine perceptible au coin des lèvres. Je levai un sourcil en signe d’incompréhension.

— Tu te demandes qui Je suis, hein ? Non… Tu le sais déjà. Tu crois que Je suis venue te chercher ? Peut-être. Mais avant… Nous parlons. Nous parlons parce qu’il reste encore quelque chose, là-dedans : un goût qui ne te revient pas ? Ou une bouchée qui n’est pas terminée. Mais dis-Moi, quel goût veux-tu laisser au monde ?

À ce moment-là, je retirai l’arme de ma bouche, lentement, et la posai sur la table. Je la toisai, fronçant les sourcils, méfiant.

— Je n’y avais pas pensé, mais le goût du métal n’est pas fameux.

Elle esquissa un mouvement à peine visible, comme si cette réponse Lui plaisait. Elle sourit.

— Le goût du métal… Tu serais surpris de voir combien Le trouvent familier. Cela ressemble au sang. À la rouille des chaînes qu’on se forge soi-même. Mais toi, tu ne mâches pas du métal, Antoine… tu manges autre chose : la peur ? la colère ? le vide ? l’envie ?

Elle laissa le silence s’installer, juste assez pour que mes pensées s’y perdent.

— Tu te demandes, maintenant que tu n’as plus le canon dans la bouche, si Je resterai. Mais regarde-Moi bien : Je suis déjà assise ici. Et toi, tu es déjà à table. La vraie question, c’est… qui va finir ce repas ?

Elle se pencha légèrement vers moi. Sans broncher, je choisis de répondre par une question.

— Jusqu’où va Ta faim ?

Elle laissa échapper un souffle qui aurait pu passer pour un rire, mais il était trop sec, trop ancien pour être humain.

— Ma faim… n’a pas de limite. Elle commence là où s’arrête la tienne, et elle ne s’essoufflera jamais. Mais tu te méprends sur Mes intentions réelles : Je ne suis pas là par gourmandise.

Elle fit une légère pause, étira Sa main osseuse devant Elle, contemplant une manucure inexistante. Puis Elle releva la tête.

— Sinon, la terre serait un vaste désert.

Elle fit glisser un doigt invisible sur la table, comme pour tracer une carte que moi seul pouvais lire.

— Les rois, les mendiants, les enfants, les vieillards… tout finit par passer sous Ma morsure, froide, inévitable. Parfois en un éclair, parfois lentement. Chaque vie est un livre. Mais toi…

Elle releva les yeux vers moi, et l’espace d’un instant, il n’y eut plus que noirceur dans Son regard.

— Toi, Je peux attendre. La faim n’est pas pressée quand elle sait que le plat ne s’échappera pas.

— Alors, Antoine… veux-tu que Je M’invite au dessert maintenant, ou veux-tu Me faire patienter encore un peu ?

— La patience ne doit plus être une souffrance quand on en maîtrise l’art depuis si longtemps. Et d’abord, pourquoi est-ce Toi qui poses les questions ? Ne devrais-je pas être celui qui Te questionne ? Que je sache, l’arme est sur la table et ma bouche est vide.

— Vide… voilà un mot qui te va bien… La patience est un art, c’est vrai, mais toi, tu ne la cherches pas. Tu cherches l’arrêt. Pas celui des aiguilles, mais celui du poids que tu portes.

Son regard glissa doucement vers l’arme.

— Et tu as raison : ce n’est pas à Moi de poser les questions. Mais J’ai l’impression que tout ce que tu as, ce sont des réponses toutes faites, déjà prêtes, comme des balles que tu n’as plus besoin de charger, mais qui, de toute évidence, ne sont pas celles que tu cherches réellement…

Elle se pencha vers l’avant et Sa voix prit un ton grave.

— Alors Je parle. Parce que si Je Me tais, tu risques de confondre Mon silence avec ton propre vide… et crois-Moi, le Mien est bien plus vaste.

— Serait-ce que la Mort a des émotions ?

— Des émotions… Non. Pas comme toi. Ce que J’ai, ce sont… des échos. Des traces laissées par ceux que J’ai frôlés, par leurs derniers regards, leurs dernières larmes, leurs derniers rires.

Elle me fixa à nouveau de Ses yeux creux, dont la profondeur semblait refléter des siècles entiers. J’y percevais des âmes tristes, heureuses, apeurées, confiantes.

— Je ne ressens rien… Je prends. Chaque peur, chaque tendresse, chaque colère que J’ai effleurée reste accrochée à Moi comme l’odeur du feu sur un manteau.

Elle fit une courte pause, puis sourit.

— Si tu crois percevoir une émotion dans Ma voix… ce n’est pas la mienne. C’est sans doute la tienne… ou celle de tous ceux qui sont venus avant toi.

Je L’observais, remarquant que Son apparence changeait sans cesse au gré de Ses mots : tantôt séduisante, tantôt effrayante.

— Te souviens-Tu de tous ceux qui sont venus avant ?

— Des fragments. Certains M’ont laissée curieuse, d’autres indifférente. J’ai appris à les aimer, à Ma manière. Mais toi, Antoine… tu es différent.

Elle appuya Son visage sur Ses mains, les coudes sur la table, et Sa voix se fit plus douce, presque intime.

— Je ne peux te dire si Je Me souviendrai de toi demain. Mais pour l’instant… Je t’entends. Et ça, crois-Moi, c’est déjà pas mal.

— Écouter les silences… c’est comprendre que certains sens n’existent que lorsqu’on se tient au bord. Et toi… tu es déjà au bord, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. On pourrait présumer que oui, mais je sens que quelque chose me retient. Une force opposée. Une curiosité. Mais Tu M’intrigues. N’es-Tu pas supercherie et tricherie pour arriver à Tes fins ? Tu changes constamment d’apparence : est-ce un de Tes tours ?

— Séduisante ? Peut-être… Oui, peut-être que c’est vrai. Mais ce n’est pas un tour, Antoine. La séduction n’est pas un outil pour Moi. C’est un état : Je suis ce que Je suis, et ceux qui Me regardent voient ce qu’ils veulent voir, que ce soit un visage familier pour les rassurer, ou une peur qu’ils se sentent prêts à affronter…

Son visage changea : un instant sombre et presque cruel, dépourvu de traits humains, ensuite squelettique, brisé, usé par le temps, puis finalement doux et féminin.

— La supercherie, la tricherie… Non. Je ne mens pas. Je ne triche pas. Je montre simplement ce que le monde M’a appris à montrer. Mais toi, tu observes. Tu lis entre Mes formes, tu découvres Mes nuances, et tu te confrontes à ce que tu ne peux ni posséder ni repousser. Je te montre ce que tu désires, ce qui te rassure, mais aussi ce qui M’amène ici.

Elle jongla avec différentes versions de Sa tête, chacune représentant un état différent, tournant en un cercle hypnotisant. Puis, telle une magicienne, Elle claqua des doigts et Son visage se retrouva à quelques centimètres du mien. Tout devint sombre autour d’Elle, enveloppé dans un voile de brume mystique.

— La curiosité… c’est exactement ce qui te retient. Et crois-Moi, Antoine… la curiosité est souvent plus dangereuse que n’importe quelle arme.

— Alors, dis-moi… que feras-tu de cette curiosité ? L’écouteras-tu… ou la craindras-tu ?

— Je ne pense pas avoir à Te craindre…

J’avançai lentement ma main vers Son visage, mais une force m’empêchait de La rejoindre. Plus j’avançais, plus nous nous retrouvions dans un tunnel ou un vortex, et Elle reculait sans cesse pour me garder à distance. Sans forcer, je laissai mon bras retomber. Je La regardai et me questionnai, cherchant à comprendre sans le dire ce qui L’habitait, quel était Son jeu, et si Elle avait une apparence propre à Elle.

— Ai-Je une apparence propre ? Peut-être. Mais elle est invisible à ceux qui ne savent pas regarder. Ce que tu vois… c’est ce qu’on a bien voulu te faire croire. Je suis un canevas, une toile sur laquelle chacun projette ses peurs, ses curiosités, ses désirs. Son visage prit alors mon apparence. J’eus un léger mouvement de recul en m’apercevant face à moi-même.

— Alors, dis-moi… qui regarde vraiment l’autre, toi ou Moi ?

J’étais ébahi : devant moi se tenait un double parfait, un miroir tangible.

— Toi, Antoine, tu ressens cette curiosité parce qu’elle est une réponse à quelque chose que tu ne peux nommer. Une interrogation sur la vie, sur la mort… et peut-être sur toi-même.

— Mais la curiosité t’arrête, te retient, et elle te pousse aussi vers ce que tu ignores encore. C’est elle qui rend les vies… intéressantes.

Sa voix, comme Ses visages, variait : douce et chaleureuse, puis glaciale.

— Alors, que feras-tu de cette curiosité, An-toine ? L’ignoreras-tu, ou la suivras-tu jusqu’au bout ?

— Y a-t-il réellement un bout ? Si ce n’est de se retrouver face à Toi ?

Elle laissa Ses yeux glisser au loin, feignant de réfléchir, puis reposa Son regard dans le mien.

— Un bout… un terme… une fin… ces notions n’existent pas pour Moi. Tout ce que Je suis, c’est ici et maintenant. Je suis le passé, le présent et le futur à la fois. Vous percevez la mort comme une fin ; Moi, J’y vois le temps qui passe. Le temps qui… M’est futile.

Elle pencha légèrement la tête, retraçant une ligne de Son long index, un sourire aux lèvres.

— Le bout de ton chemin, s’il existe, ne sera jamais Moi. Et le mien… jamais tiens. 

— La seule vérité qui nous rejoint tous est que la solitude, même au milieu des autres, est notre seule compagne fidèle.

Elle sourit pour charmer, plaça une main à droite de Sa bouche comme pour protéger Sa voix d’oreilles indiscrètes.

— Je vais te confier un secret : Moi, la solitude… Elle M’habite comme une seconde peau. Elle est Ma condition, Mon territoire, et pourtant Elle n’est jamais vide. Elle est pleine de tous ceux que J’ai frôlés, tous ceux qui ont partagé un instant… et Je les porte.

Tout devint sombre autour d’Elle. Sa voix devint grave et profonde.

— Mais ils ne Me possèdent pas.

Puis Elle se redressa. 

— La solitude… elle nous lie tous, et en même temps, nous sépare. Et toi, Antoine… es-tu prêt à accepter qu’elle puisse être douce, même lorsqu’elle semble cruelle ?

— Je pense que oui. On naît seul, et j’imagine que nous mourrons seuls… si ce n’est de Ta présence.

Elle ferma les yeux et baissa la tête en signe d’approbation. Je me levai soudainement et me rendis à la fenêtre. Les mains dans le dos, j’observai le ciel. En vérité, j’avais besoin de détourner mon regard du Sien. Il m’obsédait, m’hypnotisait. Puis, après une minute, je me tournai de nouveau vers Elle.

— T’arrive-t-il de les regarder ?

Elle me regarda, Ses yeux reflétant un éclat ni humain, ni totalement dépourvu de chaleur. 

— Les étoiles ? Oui, Antoine. Je les regarde. Mais pas comme toi. 

Elle se leva aussi, se déplaça d’un mouvement léger, presque flottant, et vint se placer derrière moi, invisible, sans reflet dans la vitre.

— Quand Je les contemple, Je ne suis pas seule. Chaque étoile est un fragment de ceux que J’ai croisés. 

Elle tendit une main vers le ciel, Ses doigts semblant effleurer les constellations comme s’il s’agissait de fils fragiles. Un spectre déplaçant un rideau de galaxies pour les faire valser comme le vent à travers une fenêtre ouverte.

— Écoute-les bien, Antoine. Elles t’appellent, elles murmurent en silence. Tout comme Moi.

— Tu es une entité bien intrigante.

À ce moment, je me tournai vers Elle, plongeant mon regard dans le Sien. Son visage changeait encore d’apparence. Ses grands yeux ne clignaient jamais. Un silence s’installa. Puis je fis un geste vers Elle. Sans prévenir, je déposai mes lèvres sur les siennes. Malgré la sensation du contact, malgré la pression physique, malgré le désir qu’un baiser sait attiser, je ne ressentis aucune chaleur.

Elle ne bougea pas lorsque mes lèvres effleurèrent les siennes. Son corps resta immobile. Ses traits se déformaient et se reformaient subtilement, oscillant entre ce que je désirais voir et ce qui me gardait distant. Ses yeux, grands ouverts, me fixaient, imperturbables.

— Curiosité… désir… solitude… Le contact existe dans l’instant, mais la chaleur, la possession, l’appropriation… ce sont des choses humaines. Moi, Je les reflète, Je les montre… mais Je ne les ressens pas.

Elle se pencha légèrement, Son souffle glacé frôlant mon visage sans jamais vraiment le toucher. Sa main froide vint saisir mon menton, et Son pouce tira doucement vers le bas ma lèvre inférieure.

— Ce baiser… n’était pas vain. Il révèle ce que tu cherches, ce que tu espères… et ce que tu crains. Mais rappelle-toi : toucher ce que l’on ne peut posséder, c’est goûter quelque chose d’éphémère sans jamais l’obtenir.

Elle recula d’un pas, laissant place au silence, où, pour seul bruit, les battements de mon cœur emplissaient la pièce.

— Alors, que feras-tu maintenant de ce que tu as goûté et senti, sachant que cela ne peut être à toi ?

— Les mythes racontent que seul Ton toucher nous pousse vers la mort. Mais c’est faux. Cela arrive-t-il souvent, que des gens embrassent la Mort ?

Le rire qu’Elle laissa échapper fut aussi froid que le vent qui se faufile entre les tombes d’un vieux cimetière.

— Embrasser la Mort… Ce geste est plus fréquent qu’on ne le croit. Mais rarement pour ce qu’il est réellement. La plupart cherchent une évasion, un frisson, ou un reflet de leurs désirs et de leurs peurs. Certains pensent même pouvoir Me charmer et y subtiliser la fuite.

— Les lèvres touchent, le cœur s’emballe… et pourtant, rien ne se saisit. Aucun être vivant ne peut posséder ce que Je suis. Je suis là, et en même temps, Je ne le suis jamais vraiment.

— Et toi, Antoine… tu ne M’embrasses pas pour mourir. Tu M’embrasses pour comprendre. Pour goûter ce que tu ne peux nommer. Pour sentir, même un instant, ce qui t’échappe au quotidien.

Je me rassis à table. La Mort reprit Sa place. Je saisis ma coupe, en pris une gorgée, puis remplis l’autre que je poussai lentement vers Elle.

— Dis-Moi, la Mort, as-Tu un nom ? Certains disent que c’est Azrael. Est-ce vrai ?

Elle regarda la coupe, sans la toucher. Le liquide restait immobile, tandis que Ses traits changeaient encore, oscillant entre ce qui m’était familier et ce qui m’était totalement étranger.

— Un nom… J’en ai entendu beaucoup : Thanatos, la Faucheuse, la Mort… et oui, même Azrael. Mais ce ne sont que des étiquettes que les vivants inventent pour tenter de Me rendre tangible.

Elle s’inclina de nouveau vers moi. Sa voix douce mais glaciale prit la forme d’un vent nordique une nuit d’hiver.

— Mon nom n’a pas de son pour ceux qui vivent. Il n’a pas besoin d’être prononcé, car il est déjà présent dans chaque souffle, puis s’échappe après qu’ils aient poussé le dernier. 

Elle prit alors une gorgée de vin et reposa la coupe à l’endroit précis d’où Elle l’avait soulevée, effaçant le cerne d’humidité qui s’y était formé.

— Alors, Antoine… veux-tu que Je te montre ce que ce reflet peut faire à ceux qui osent le suivre, ou veux-tu rester ici, à goûter seulement le frisson de tes dents sur un canon ?

Le poids de Sa voix m’absorba. Je sentis mon corps se figer, incapable de détourner mon regard, comme si le Sien en avait pris possession. Le désir monta, la tension aussi. Nos visages s’approchèrent de nouveau. Dans un murmure lointain, comme hors de mon propre corps, je m’entendis dire d’une voix profonde et délicate :

— Montre-Moi.

Elle pencha légèrement la tête. Ses traits changeaient à chaque battement de cœur. Ses yeux ne quittèrent pas les miens : immenses, insondables, comme des abysses dans lesquels je pouvais me perdre.

— Très bien, Antoine… Je t’avertis : ce que tu vas voir n’est pas ce que tu crois. Ce n’est pas une illusion, ni une supercherie… c’est un miroir.

Elle tendit Ses mains lentement, et le monde autour d’Elles sembla se plier, comme si l’espace hésitait à exister. Mon regard resta captif du Sien, mon souffle ralentit, et, l’espace d’un instant, le temps s’arrêta.

— Regarde bien… regarde ce que ton désir et ta curiosité peuvent éveiller…

Son visage s’étira et se multiplia, se superposant à d’anciennes flammes, à des visages inconnus mais étrangement familiers, à des ombres que je ne pouvais nommer. Chaque reflet était un écho de ce que je suis, de ce que je crains, de ce que je désire.

Soudain, tout devint sombre. J’eus le sentiment d’être à nouveau seul dans une pièce vide au plafond infini. Tout autour de moi, des fragments de miroirs s’illuminèrent, montrant tour à tour mes désirs, mes échecs, mes envies, mes peurs, mes rêves. Et devant moi, entre deux miroirs, Elle… Métamorphe, changeant d’apparence à chaque pas : une chatte, un lion, une ancienne amante, un patron malveillant. Son corps se mouvait avec fluidité devant les éclats de moi, laissant derrière Elle des traînées de lumière qui vacillaient, disparaissaient, renaissaient. L’univers entier semblait plier à chaque résonance de Ses pas dans l’espace infini.

Et dans chaque silence, Elle murmurait, inlassablement :

— Te perds-tu… ?

— Te perds-tu… ?

— Te perds-tu… ?

Comme un écho croissant. Puis les miroirs éclatèrent, volant en éclats. Je me retrouvai dans cette pièce sans murs, face à moi-même, enfant : fragile, curieux, effrayé.

Elle demeurait là, parmi les débris de moi, immobile et pourtant mouvante, répétant ce même refrain, pesant, hypnotique :

— Te perds-tu… ?

— Te perds-tu… ?

Chaque syllabe semblait toucher mon âme, me rappelant qui j’avais été, qui je suis, et tout ce que j’avais cherché à fuir.

— Alors… Antoine… que fais-tu maintenant ? Te laisses-tu emporter par le vertige… ou t’accroches-tu à ce qui reste de toi ?

J’essayai de m’agripper à Elle, au peu qu’il en restait, mais au contact de Ses mains, Elle se dissipa en poussière. Des yeux géants s’ouvrirent alors tout autour de moi, remplaçant un à un les éclats de miroirs. Ils se tournèrent tous vers moi, clignant l’un après l’autre dans un vacarme insupportable. Je me recroquevillai au centre de cette marée de regards. Puis, soudain, tous se fermèrent dans un silence si pesant qu’il devenait palpable, saturé du poids qui m’appartenait : le poids qui m’avait suivi toute ma vie.

Le vide. Mon vide.

Une lointaine lumière se découpa dans l’obscurité. Puis une autre. Une série de plafonniers, parfaitement alignés, s’allumèrent en cascade, guidant mon regard vers une table solitaire. Elle y était assise, immobile, Ses traits changeants mais étrangement familiers, un calme profond émanant de Sa présence.

— Regarde-Moi…

— Regarde-toi…

Cela résonnait comme un écho.

Elle restait immobile, Ses yeux grands et impénétrables. La tempête des visions passées semblait s’être apaisée. Mon souffle reprit son rythme. Le vide qui m’entourait paraissait moins menaçant, comme si cette table devenait un ancrage dans l’infini.

Son regard ne me lâchait pas. Il n’était ni accusateur ni effrayant : il était un miroir, un appel silencieux à révéler ce qui était resté caché.

— Assieds-toi. Respire. Tu n’as plus besoin de fuir ce que tu es. Et Moi… Je suis là.

Une brise traversa la pièce, rappelant que, malgré tout, nous étions en mouvement.

— Alors, dis-moi… que choisis-tu, Antoine ? Rester dans la lumière, ou plonger plus loin dans l’infini pour en apprendre davantage sur toi ?

Elle tendit alors Ses deux mains lentement, et le vide autour de nous sembla se conformer à Ses gestes. Dans Sa main gauche, une porte se matérialisa, suspendue dans l’infini, Dans Sa main droite, un fusil.

— Voilà tes choix, Antoine.

Ses yeux, grands et changeants, me scrutaient sans ciller, observant la tension qui montait en moi.

— La porte… c’est la curiosité, la liberté, mais aussi l’incertitude, et tout ce qui pourrait t’y attendre.

— Le fusil… c’est le contrôle, le pouvoir immédiat sur ce qui est tangible, le droit de décider ici et maintenant.

— Alors, Antoine… lequel choisis-tu ? La clé de l’infini, l’inconnu… ou la maîtrise du présent ?

Dans un souffle incrédule, je murmurai : « La maîtrise de l’infini. » Puis je pris l’arme et fis feu en Sa direction.

Un bruit aigu siffla dans mes oreilles. Je les couvris de mes mains. Tout sembla aspiré vers Elle. La noirceur de la pièce se transforma en un blanc immaculé, et, dans un bruit sec, le vide disparut.

Je me relevai lentement. Mes yeux mirent quelques secondes à s’habituer à la clarté. Je me tenais debout… mais mon corps gisait au sol, dans une flaque de sang.

Je tournai la tête à gauche, puis à droite, pour La voir à mes côtés. Elle esquissa un petit sourire et mordilla Sa lèvre inférieure.

— Tu as du cran. N’as-tu rien compris quand J’ai dit : Je suis le reflet de tes peurs ? Quand tu as appuyé sur la gâchette, tu n’as pas tiré sur Moi… tu as tiré sur toi-même. Sur tes limites, sur tes peurs, sur ce que tu refuses de voir. Le fusil n’est jamais pour Moi, Antoine…

Elle pencha la tête, Son regard toujours aussi puissant, pénétrant le mien.

— Alors, dis-moi… que ressens-tu maintenant, debout sur ton propre corps, avec ce fusil à la main et la conscience d’avoir tué ce que tu crains le plus ?

— Le vide ?

Elle laissa échapper un petit rire.

— Le vide… oui. C’est exactement ça, Antoine.

Le corps au sol se dissipa, emporté au gré d’un souffle invisible. La pièce prit alors des proportions plus régulières, immense encore, mais révélant désormais ses frontières, à la limite du clair et de l’obscur.

— Vas-tu rester à contempler ce vide, ou vas-tu enfin l’affronter, le combler, le traverser ?

À peine prononça-t-Elle le mot « traverser » que sept portes apparurent, H1 à H7, disposées autour de moi pour former un heptagone.

Elle croisa les bras sur Sa poitrine, immobile. Ses traits, enfin stables, Ses yeux vibrant de mille couleurs, reflétaient des fragments de l’infini.

Je me retournai alors vers Elle;

— M’accompagneras-Tu ?

Elle laissa s’échapper un rire qui fit vibrer les sept portes. Un rire doux et puissant à la fois, capable de suspendre l’air et de le déformer.

— Antoine… ce chemin, ces portes, ils sont tiens. Chaque choix, chaque pas, tu devras les faire seul. Ce que tu trouveras derrière H1, H2… ou H7… n’appartient qu’à toi. Mais chaque porte, tôt ou tard, Me replacera sur ta route. Et ça, c’est une certitude qui ne t’appartient pas.

J’observai les sept portes, marchant devant chacune d’elles. Elle me suivait du regard, debout. Sa main droite dessinait des vagues avec Ses doigts : des particules flottantes formaient tour à tour H1, H2, H3… jusqu’à H7. Puis, après H7, un A se forma, devint d’un rouge vif et s’enflamma. Le symbole disparut en étincelles, avant que H1 ne revienne.

Lorsqu’Elle réalisa que je L’observais dans Son jeu de main, Elle referma le poing. Les particules s’éparpillèrent comme des braises dispersées par une bûche qui s’effondre. Elle fronça légèrement les sourcils en signe de défi, puis esquissa un sourire. Sa langue effleura Sa lèvre supérieure, dans un geste presque humain, presque séducteur.

— Alors ?

Elle resta là, Son poing se détendant lentement, Son bras retombant le long de Son corps. 

— Y a-t-il d’autres portes possibles ?

Pour toute réponse, Elle leva Ses mains vers l’avant. Fermant les yeux, Son sourire s’élargit. Ses traits se dissipèrent, Lui redonnant une apparence inconnue. Une aura rouge découpa Sa silhouette. Elle se mit à flotter comme un spectre, puis se démultiplia en sept entités. Chacune aussi séduisante que l’autre, au regard profond comme une constellation par une nuit sans lune. Chacune irradiait une couleur différente, comme si la diffraction les avait séparées en un prisme vivant.

Le blanc immaculé de la pièce s’effaça devant l’infinité des portes devenues couloirs, s’étendant dans toutes les directions. Chaque mur était désormais ponctué de portes impossibles à compter.

Puis, à l’unisson, Elles parlèrent d’une voix résonnante, grave, qui vibra jusque dans mon corps :

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Tu t’enfonces, Antoine…

— Chaque couloir… chaque porte… est une possibilité. Une infinité. Mais n’oublie pas… aucune réponse ne viendra de l’extérieur. Tout ce que tu trouveras… est une version de toi.

Leurs voix se fondirent dans l’éclat des auras, résonnant dans l’infini des couloirs.

— Alors… Antoine… vas-tu avancer, ou rester là, paralysé par ce que tu ne peux encore comprendre ?

— Comment choisir la bonne porte ?

Les sept entités s’inclinèrent légèrement, comme pour me contempler. Leurs auras vibraient doucement, résonnant avec la peur et l’hésitation qui m’habitaient. Puis leurs voix s’entrelacèrent pour n’en former qu’une, grave et hypnotique :

— La bonne porte… Antoine… n’existe pas. n’existe pas. n’existe pas.

Un souffle glacé parcourut l’espace. Sept paires d’yeux fixés sur moi vibraient d’une intensité grandissante.

— Chaque porte est un écho de tes désirs, de tes peurs, de tes limites… tes limites… tes limites…

Les entités s’approchèrent tour à tour, libérant un souffle froid à chaque passage, effleurant ma peau et provoquant des frissons.

— Alors… choisis une porte. N’importe laquelle. L’important n’est pas ce qu’elle cache, mais ce que tu oseras y affronter. N’importe laquelle. N’importe laquelle. N’importe laquelle.

Les sept voix se firent plus proches, comme un souffle enveloppant mon corps. Puis elles se retirèrent lentement, comme une mer qui se sépare, dégageant un passage vers le troisième couloir.

— Trois… Trois… Trois…

Leurs voix résonnaient comme une incantation.

La porte m’attirait, son bois sombre et poli reflétant tour à tour mon visage adulte, celui de l’enfant que je fut jadis, ou encore des fragments de moi à différents âges.

Derrière moi, les sept silhouettes me fixaient, silencieuses. Une seule, à l’aura rouge, inclina la tête et esquissa un sourire. Ni approbateur, ni moqueur : simplement invitant.

— Antoine… souffla-t-Elle, tout juste un murmure glissé jusqu’à mon oreille.

La poignée pulsa, chaude, comme un cœur battant au même rythme que le mien. Je posai ma main dessus, la tournai lentement : elle s’ouvrit sans résistance.

Dès lors, les sept présences derrière moi répétèrent, comme le vent s’engouffrant par une fenêtre :

— Entre… entre… entre…

La porte s’ouvrit, sans craquement. Une lueur blanche me força à plisser les yeux. Une force m’aspira aussitôt. Je tentai de me retenir au cadre, mais quatorze mains glacées me poussèrent avec violence, leurs voix s’élevant comme une tempête :

— ARRÊTE D’AVOIR PEUR !

Je retins mon souffle, fermai les yeux, me laissant aspirer par le maelström. Un bruit d’aspiration, brutal, cataclysmique, emplit l’air, puis tout s’interrompit.

« CLIC » 

J’ouvris les yeux. J’étais assis à table, dans ma salle à manger. L’air y était doux, calme. Mais cette sensation fut aussitôt balayée par l’amertume du métal dans ma bouche : le canon du fusil reposait encore sur ma langue, effleurant ma luette, provoquant un haut-le-cœur.

Je constatai alors que mon doigt avait pressé la détente. Mais rien. Sur la table, la boîte de munitions était toujours là, parfaitement scellée.

Je retirai le fusil de ma bouche et l’essuyai avec ma manche, effaçant la bave qui avait coulé jusqu’à mon menton.

L’air semblait redevenu doux, presque ordinaire.

On frappa à la porte. 

Je me levai, me dirigeai vers l’entrée, saisis la poignée. Elle était froide, sans pulsation.

La porte s’ouvrit. Une jeune femme apparut : des yeux marron clair, profonds comme un puits ; des cheveux bruns savamment attachés. Son chemisier noir entrouvert laissait deviner une peau pâle constellée de taches de rousseur, un ciel étoilé… Un pendentif marqué du chiffre 3 reposait au creux de sa poitrine.

Elle gardait le poing levé, puis le baissa lentement. Un sourire éclatant illumina son visage, révélant des lèvres rouges presque irréelles.

— Salut. Je suis ta nouvelle voisine… Dis, tu n’aurais pas du sucre ?

Elle resta sur le seuil. Mais derrière elle… rien. Pas de couloir, pas de portes : seulement une lumière blanche, infinie.

Son regard glissa vers la table. Vers le fusil. Vers la boîte de munitions scellée. Puis revint vers moi. Ses yeux semblèrent changer imperceptiblement de teinte, comme traversés par une onde.

Je voulus parler, mais aucun son ne sortit. Elle sourit plus largement, mordilla Sa lèvre inférieure, inclina légèrement la tête. 

Sa voix, comme un souffle glacial, enveloppa mon visage pour en prendre possession :

— Au fait… Je Me nomme Azrael. Alors, Antoine… Tu Me laisses entrer ?