Une semaine plus tard.
Le groupe des quatre s’était retrouvé au bord de l’eau, au bout de l’île. Maude boitait encore, les pieds plein de coupures. Antoine, fidèle à lui-même, était arrivé avant, assis sur un bloc de béton.
Sarah se lança direct dans les bras d’Antoine, puis Maude vint les enlacer. Les deux pleuraient à chaudes larmes. Christophe restait en retrait, froid, cigarette aux lèvres.
— Tu voulais qu’on se voie, Rizzo. Ben on est là, lâcha-t-il sec.
Antoine se plaça au centre, sortit la brique de son sac. Christophe réagit le premier :
— Une brique ? Tu veux devenir maçon ? fit-il, ironique.
— Ben non, sans dessin. C’est la brique qu’ils ont garrochée dans la vitrine du café.
— T’as volé une preuve ? Câlisse, Antoine…, grogna Chris en avançant d’un pas.
Antoine recula d’un pas, leur montra la brique de plus près : « Memento Mori », gravé dessus. Son pouce cachait maladroitement un « Tony… ».
— Ça veut dire quoi, ça ? demanda Sarah, sourcil levé.
— Memento Mori, c’est du latin, répondit Maude. Vous écoutiez pas M. Sauvé, en histoire ?
Ils se regardèrent, désinvoltes, en se disant que ce cours-là était ben plate. Maude reprit :
— Ça vient de l’Antiquité Romaine. « Souviens-toi que tu vas mourir ». Grosso modo, c’est un rappel de la brièveté de la vie.
— Exact, intervint Antoine. Dans notre cas, c’est clair que c’était une menace.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec nous autres ? grogna Christophe.
Antoine toisa Christophe, fit tourner la brique entre ses mains, ses doigts glissant sur la surface rugueuse. Le bruit des vagues pesait. Antoine se redressa :
— Vous pensez vraiment que les tireurs ne nous ont pas vus ? Arrêtez de jouer aux caves.
— J’le savais ! On aurait pas dû te suivre. Encore un de tes plans de marde qui vire en vrille. Tu veux tout le temps suivre ton père… check où ça l’a mené, esti ! s’emporta Christophe.
Antoine l’ignora, détourna le regard. Ça fit pogner les nerfs de Chris encore plus.
— Tu mériterais juste qu’on te dénonce à la police ! lança-t-il en le pointant du doigt.
— Pis si tu fais ça, on est tous morts. Tu penses-tu vraiment que la police pis les journaux vont nous protéger contre la mafia ? On serait des cibles faciles. Pourquoi tu penses que ton père nous a dit de sacrer notre camp ? Lui, y est resté parce qu’y venait d’arriver.
Maude remarqua qu’Antoine cachait le « Tony… » avec son pouce. Elle dit rien, puis fit un pas en avant, les bras croisés.
— Jette-la donc. Lance-la dans l’eau pis basta. Pas de brique, pas de questions. Pis honnêtement, ça change quoi que tu nous montres ça ?
Antoine les regarda tous, sérieux.
— Je veux qu’on fasse un pacte. Qu’aucun de nous en parle jamais. Qu’on reste liés. Memento Mori. On va tous se le faire tatouer.
— Pis si y en a un qui le fait pas ? souffla Sarah.
— C’est symbolique. Celui qui le fait pas… ça va être un lâche. Ok ?
Ils acceptèrent. Les quatre posèrent leur main sur la brique et firent le serment de garder le secret jusque dans la mort, comme en témoignerait la marque sur leur peau. « Souviens-toi que tu vas mourir. »
Quand ils retirèrent leurs mains, Antoine fit un pas vers le fleuve et lança la brique de toutes ses forces. Un son creux confirma qu’elle venait de disparaître dans l’eau noire.
15 janvier 2025.
Christophe arriva au bord du fleuve, dans HoMa, près du port. Un gros périmètre avait déjà été installé : une bonne quinzaine d’autopatrouilles, et plusieurs voitures d’enquêteurs.
En sortant, il fut accueilli par un sergent.
— Langlois, fit le gars en lui serrant la main. Christophe l’empoigna fermement.
— Sergent Stevenson. C’est quoi, le topo ?
— Tu vas aimer ça, répondit-il en l’amenant.
— J’espère, parce que j’ai manqué une soirée importante.
— On s’excuse…
Arrivés à la berge, une bâche recouvrait un corps. Stevenson s’accroupit, tira un peu sur la toile, mais avant de la lever, il regarda Chris.
— On peut pas l’identifier. Y a plus de face. Y doit flotter depuis un mois. L’eau froide l’a gardé en un morceau.
Corps gonflé, nu, sans traits. Du menton jusqu’au crâne : arraché net. Mais ce qui frappait surtout, c’étaient les scarifications, brûlures et coupures, partout : « Memento Mori ». Répété. Répété. Dans chaque mot, une petite aiguille d’acupuncture plantée droit.
Christophe recula d’un pas. Sa main se porta à son avant-bras, comme si son propre tatouage le brûlait.
— Tabarnak…
Stevenson s’approcha, lui souffla à l’oreille :
— C’est comme ton tattoo, hein, Langlois…
Au même moment, une voiture débarqua juste devant le périmètre. Les phares aveuglaient. Une silhouette en sortit. Sarah. Enfilant ses gants, sourire un peu croche.
— Alors ? Qu’est-ce que j’ai manqué ?
— Pas grand-chose. Y a plus de face, shot de .12 probable. Pis plein de cicatrices, expliqua Chris.
— Y a-tu de quoi d’utile à analyser sur place ?
Stevenson haussa les épaules.
— Pas vraiment. À moins que tu veuilles analyser la surface de l’eau…
Sarah leva les yeux au ciel. Elle observa les techniciens charger le corps sur le brancard, puis dans le camion. Elle enleva ses gants, les mit dans un sac, puis se tourna vers Chris.
— Désolée d’avoir coupé ta soirée.
— T’as rien gâché, répondit-elle sans le regarder.
— Tu trouves pas ça lourd des fois, de traîner avec Rizzo ?
Elle inclina la tête.
— Chris… elle fit une pause, Antoine, il est pogné comme moi. On est brisés. On est pas faits pour être un couple. Mais des fois, des fois, on s’répare juste un peu. Ça nous fait oublier nos vies de marde. Arrête d’être jaloux. T’as tout, toi.
— J’suis pas jaloux ! répliqua-t-il, piqué. Ça reste un bum. On était là aussi. Moi, j’suis devenu enquêteur, Maude est psy, toi t’es médecin. Lui, ça fait vingt-six ans pis y est encore dans le café. Quand y est pas en prison pour des niaiseries.
Sarah eut un petit rire, amer.
— Ça t’a fait du bien de dire ça, Chris ? On se voit dans une heure, à la morgue.
Il la regarda s’éloigner, mystère entier. Stevenson s’approcha, ricanant.
— Dre Lachance, elle est rough avec toi, mon Langlois.
— Permission de sortir du cadre professionnel, sergent ?
— Accordée.
— Va chier, Stevenson.
Puis Chris monta dans l’auto, gyrophares allumés, et ils quittèrent, laissant derrière eux la nuit montréalaise et les éclats bleu et rouge.
Plus tard dans la nuit, à la morgue du QG.
Christophe entra dans la salle d’expertise. Le corps était allongé sur une table métallique, les néons au plafond grésillaient. Sarah était penchée sur son microscope, en train de prendre des notes.
Chris enfila des gants, s’approcha :
— Et ?
Sarah releva la tête, baissa son masque, petit sourire fatigué :
— Vous aviez vu juste : six à huit semaines dans l’eau. Mort d’un trauma violent à la tête, probablement un .12. Ça lui a arraché la face. Mais écoute ça : 247 scarifications distinctes, toutes « Memento Mori ». Et dans chacune… une aiguille d’acupuncture plantée. Comme pour sceller la plaie.
Elle fit pivoter le corps. Christophe serra les dents.
Sarah enchaîna :
— Regarde ça.
Elle lui montra une photo sur son cell : sur la nuque du cadavre, un petit tatouage net : EB 9,27.
Chris fronça les sourcils.
— C’est quoi, ça, un code de gang ?
— Non. Référence biblique. Nouveau Testament : « Il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement. »
Elle garda le silence une seconde, puis ajouta :
— J’ai fouillé dans la base. Deux personnes liées à la pègre portent ce tatouage. Celui qu’on a sur la table… Franky Gallucci. Et un autre.
Christophe recula d’un pas.
— Franky… tabarnak. Ça faisait longtemps qu’y avait pas fait surface, lui.
Sarah haussa les épaules.
— L’autre nom, je peux pas te le dire tant que j’ai pas de mandat. Officiellement.
Chris se passa une main dans le visage, exaspéré. Sarah le fixa, plus douce :
— T’as l’air brûlé, Chris. Faut que t’arrêtes d’être en calice tout le temps.
Elle posa une main sur sa joue. Il s’inclina un peu, tenta de l’embrasser. Elle recula, le repoussa.
— Rentre voir ta femme. Je… Je suis désolée.
Puis elle retourna à son plan de travail, reprit ses notes comme si de rien n’était. Chris resta figé, poings serrés, avant de quitter la morgue, pas plus avancé qu’en entrant.
La nuit montréalaise vrombissait. Le bourdonnement d’un dermographe se mêlait aux néons fatigués. L’aiguille creusait la peau, chaque piqûre comme une accusation. Sous la serviette qui essuyait le sang et l’encre, quatre lettres apparurent : « ARMM ».