Quelques jours plus tard.
Antoine se retrouvait tôt le matin, seul, derrière le comptoir du café. Comme à son habitude, il préparait les lieux. Après avoir testé la machine à espresso, il plaça des amaretti dans le présentoir, nettoya le bar et aligna les tasses. Une fois fini, il s’installa au centre, feuilleta les journaux. Rapidement, ses yeux tombèrent sur un article concernant le meurtre de Franky Gallucci. L’article retraçait son rôle dans la pègre montréalaise et citait quelques arrestations — jamais suivies d’accusations.
Il déchira la page avec soin, la plia en deux et sortit une boîte brune de sous le comptoir, du genre utilisé par la police pour les pièces à conviction. À l’intérieur : une panoplie de découpures de journaux relatant divers faits divers interlopes.
« 13 mai 2007 – Le tueur à gages de la mafia, Steve Lecomble, retrouvé mort, corps mutilé »
« 24 décembre 2013 – Les frères Carabello abattus de sang-froid »
« 26 décembre 2013 – Carabello, exécution de type cartel, mains liées, cagoule sur la tête. Témoins recherchés près du chemin des Ocelots »
« 3 septembre 2019 – Pietro Balsanno, principal suspect dans le double meurtre du café Rizzo, retrouvé mort à Sandbanks »
« 7 septembre 2019 – Le corps de Balsanno comportait une série de scarifications post mortem. La police refuse d’en dire plus »
Antoine plaça la nouvelle coupure sur le dessus, referma la boîte et la remit en dessous. Puis il alla replacer des chaises dans la salle, avant de débarrer la porte et de retourner la pancarte « FERMÉ » à « OUVERT ».
Comme à son habitude, Maude marchait pour se rendre à son petit bureau où elle recevait ses patients. Le chemin le plus court aurait été par Henri-Julien, mais elle préférait Saint-Denis. Chaque matin, ça lui permettait de passer au café, récupérer un Latte et voir Antoine. ce dernier en bon barista, lui préparait toujours son café et prenait le temps de lui faire un motif dans la crème sur le dessus.
— Un W ? demanda-t-elle, intriguée.
— Non… c’est un M. Pour Maude. Y est juste à l’envers.
Elle lui sourit, prit une gorgée, ferma les yeux. Flottante, un instant. Puis reposa la tasse. Ils se regardaient. Imperturbables. Elle brisa le silence :
— Pas de nouveaux détails ?
Son regard brillant laissait planer le doute sur ses intentions.
— Rien. Ils cherchent encore des indices. Paraît qu’il portait des marques comme les quatre autres. Mais c’est juste des rumeurs.
— Fait que lui, c’est le cinquième ? Sont tous morts ?
— En principe… si on se fie à ce qui circule depuis vingt-six ans.
Il fut interrompu par la pancarte qui claqua sur la vitre. Ils tournèrent la tête : Christophe entra, referma la porte et retourna le carton à « FERMÉ ». Il enleva ses lunettes de soleil, Maude roula des yeux. Antoine saisit une tasse.
— Rizzo… Rizzo… Rizzo… Maude? qu’est-ce que tu fait ici?
— Je viens chercher un café, Chris. Comme tout le monde fait le matin, lança Maude.
— Come on, Maude… Y a plein d’autres cafés.
Elle le défia du regard. Antoine lui servit un double espresso noir avec un amaretti.
— Tiens, Chris. Compliment de la maison.
— Tu te sens généreux, Rizzo ?
Antoine se contenta de le fixer, avant de lancer un coup d’œil à Maude. Christophe reprit :
— Faut qu’on jase, Antoine. T’as sûrement lu les journaux ?
— Je les ai lus.
— T’étais où fin novembre, début décembre ?
— Tu vas me demander ça chaque fois qu’un gars de la pègre se fait descendre ?
— T’es vraiment un con, hein, tu sais ça ?
— Ouin… On me l’a déjà dit.
Il fit un clin d’œil à Maude, qui pouffa malgré elle. Christophe se pencha, le ton plus autoritaire :
— Réponds, Rizzo.
— J’en ai aucune idée. C’est vague. J’étais à Montréal, c’est sûr. Après… est-ce que j’étais chez moi, est-ce que j’étais chez Sarah ? Faudrait lui demander.
Christophe l’attrapa par le col, le tira par-dessus le comptoir. Maude se leva d’un bond, agrippa le bras de son frère.
— Fais pas le con avec moi, Rizzo. Les cinq sont morts. Les CINQ.
— LÂCHE-LE, Chris ! cria Maude. On est tous dans le même bateau !
— J’sais rien, Langlois. T’en sais sûrement plus que moi. Pis de toute façon, j’vais pas pleurer pour ces cinq pourritures-là.
— Sais-tu ce qu’on a retrouvé sur chacun d’eux ? Des marques. Memento Mori. Ça te dit quelque chose, non ?
Les yeux d’Antoine s’écarquillèrent. Maude réussit à les séparer. Antoine recula, replaça sa chemise. Christophe, index pointé vers lui, allait en rajouter, mais la porte s’ouvrit.
— Ça lui dit certainement quelque chose, il l’a de tatoué un peu partout sur le corps. By the way, on vous entend jusque dehors.
Sarah était dans l’embrasure, les yeux rivés sur Antoine. Elle le défiait du regard.
— C’est plus une malédiction qu’un tattoo, si tu veux mon avis, grommela Christophe.
Maude tenta d’alléger :
— Salut Sarah. Je savais pas que tu venais aussi prendre ton café ici le matin.
— Nah. J’avais oublié ma veste préférée chez Antoine. Je venais la chercher.
Elle fit un clin d’œil à Antoine, déjà en train de lui tendre le vêtement. Christophe, furieux, sortit en trombe, poussant la porte :
— We’re not done, Rizzo !
Sarah reprit sa veste, s’assit au bar. Sous le regard de Maude et Antoine, elle pianota sur son cell, puis leva la tête :
— Bon… On dirait que je suis de trop, ici.
Elle se releva, se dirigea vers la sortie. S’arrêtant, sourire aux lèvres :
— On se voit plus tard, Rizz. Bye Maude, contente de t’avoir vue.
Puis elle sortit. Antoine et Maude échangèrent un regard incertain. Maude prit une gorgée de café. Antoine passa de l’autre côté du comptoir, vint s’asseoir près d’elle.
— Toi pis Sarah, c’est compliqué on dirait.
— C’est compliqué parce qu’y s’passe pas c’que vous pensez qui s’passe et c’est pas ce que vous pensez qu’c’est.
— C’est probablement la chose la plus confuse que tu m’aies jamais sortie, Antoine Rizzo.
Elle sourit, enleva sa veste de laine. Ses épaules, ses clavicules et une partie de son dos se dévoilèrent. On distinguait une portion de son tatouage : lignes noires en losanges, lettres aux intersections. « AR » à l’avant, sur ses bras. « MM » sur les épaules, dans le dos.
— AR ? demanda Antoine, léger sourire, faussement humble.
— Amor Regnat. L’amour règne, répondit-elle, sourire cynique.
Antoine se leva, passa derrière elle. Ses doigts glissèrent sur sa peau, suivant les lignes. Sa respiration effleurait son cou. Maude ferma les yeux. Figée, entre envie et peur. Elle se tourna lentement, face à lui. Antoine la tenait, découvrait son tatouage, pendant qu’elle commençait à déboutonner sa chemise.
— Chaque trait est là pour me rappeler… qu’on doit jamais oublier ce qui est arrivé, souffla-t-elle.
— Et les lettres ? chuchota-t-il, son souffle sur sa peau.
Elle recula d’un pas, les mains sur son torse.
— MM, en arrière, pour pas oublier le passé. AR, en avant, pour regarder vers le futur. Pour garder espoir. Enfin, c’est ce que j’aime me faire croire. Elle frotta sa nuques. Ses doigts caressants doucement son dernier tatouage; la combinaison des lettres ARMM.
***
À la morgue.
Sarah penchée sur un cadavre, notant chaque marque. Christophe entra d’un pas lent, se plaça de l’autre côté de la table.
— Comment avance ta collection de patchs de peau ?
— Je suis rendue à trois cartables, répondit-elle avec un sourire dans la voix. Je les classe par signification, taille, partie du corps. Tu veux voir ?
— Toujours aussi morbide, Sarah Lachance.
— C’est mon travail. Moi je trouve ça apaisant. Si t’es pas à l’aise, presque personne te retient ici.
— Y a un gros cadavre sur ta table qui me retient, maugréa-t-il, mains sur les hanches.
— Les morts retiennent plus personne, c’est leur grande qualité. Toi, pour un enquêteur, tu lis mal entre les lignes.
Elle retira son sarrau, le déposa. Sa blouse légère laissait voir le tatouage qui couvrait son dos : Memento Mori. Provocatrice :
— T’étais curieux de mon tatouage, non ?
Chris s’approcha derrière elle, assez proche pour qu’elle sente sa chaleur.
— C’est un espoir que je pensais mort, dit-il.
Elle se retourna. Ses yeux tombèrent sur son avant-bras tatoué.
— On a fait des choix différents, Chris…
— Tu dis ça parce qu’il y a vingt-six ans, t’étais avec Antoine… Pis vingt-six ans plus tard vous êtes toujours pas capable de vous lâcher.
— Tu comprendras jamais. Antoine et moi, ça s’est fini dans le café, pendant que nos pères se vidaient de leur sang. Ce qui reste entre moi pis lui, c’est pas de l’amour. C’t’un exutoire. Pour se rappeler qu’on a pas crevé ce soir-là.
Christophe serra la mâchoire.
— J’ai toujours voulu être là pour toi… mais t’as fui. Comme si c’était ma faute. Comme si, parce que mon père avait survécu, je vivais pas le même drame.
— J’étais perdue, Chris. Pis après t’as rencontré Annabelle. T’avais l’air bien. J’avais pas le droit de t’enlever ça.
Leurs visages se rapprochèrent.
— J’aurais voulu te sauver…
— Chris… J’ai jamais demandé à être sauvée…
Elle l’embrassa, le tira contre elle. Il la pressa contre le comptoir, leurs corps s’enflammèrent. Puis, lucide, elle le repoussa.
— Je peux pas, Chris. T’as une famille. Moi, je… je suis un mess. Tu veux pas ça.
Il voulut protester, mais elle posa un doigt sur sa bouche. Puis changea de sujet :
— Tu te rappelles du tatouage biblique ?
— EB 9,27… « Il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement », confirma-t-il, fouillant dans son carnet de notes.
— J’ai eu l’accès au dossier de la deuxième personne tatouée.
Elle se tourna, sourire rapace.
— Antoine Rizzo.
Le carnet de Chris en tomba de ses mains.
Deux jours plus tard.
Sarah et Antoine, assis au café. Elle avait un thé, Maude la rejoignit avec un latté. Entre elles, une assiette de biscuits variés. Antoine, carnet et crayon en main. Maude brisa le silence :
— Alors ? Tu veux nous annoncer quelque chose ?
— Aucune annonce. Vous êtes mes cobayes. Huit nouveaux biscottis maison. Dites-moi lequel est le meilleur.
Les deux éclatèrent de rire. Sarah allait répondre quand la porte claqua : Christophe entra, furieux.
— Rizzo, tabarnak !
— Come on, Langlois, tu pourrais pas appeler avant ?
— Ta gueule. Vous deux, dehors, ordonna-t-il à Sarah et Maude. Deux agents entrèrent.
— Chris, t’es pas obligé de faire une scène, protesta Maude en s’interposant.
— Mêle-toi pas de ça, Maude, sinon je t’arrête pour entrave.
— Voyons donc, Chris…, dit Sarah, hésitante.
— Ce serait pas la première fois que t’arrêtes un ami, hein ? répliqua Antoine, défiant.
— Tu nous as pas tout dit, mon esti ! Toi pis Gallucci, vous vous connaissiez. Tu nous as maudits avec ton pacte. Pis les cinq morts, c’est pas juste ton père pis Claude qu’ils visaient ce soir-là.
Il pointa Antoine du doigt.
— Deux gars fichés avaient EB 9,27 tatoué : Franky… pis toi. Franky est six pieds sous terre. Ça, c’est un motif raisonnable pour t’interroger. Emmenez-le.
Sarah, figée, incapable de choisir un camp. Maude, furieuse, tirant sur sa manche pour cacher son « AR ». Antoine, résigné, suivit les deux agents sans résister. En passant près de la table, il regarda Chris et pointa son espresso du menton :
— Bois-le pour moi… Memento Mori.
Ils sortirent.
Sarah prit un biscotti, croqua. Crack.
— Eurk, gloussa-t-elle. J’ai déjà vu des cadavres moins secs que ça.
Noir.