S’il y avait une chose qui pouvait être considérée comme coutumière pour Christophe, c’était de débuter sa journée avec un arrêt au Starbucks du rez-de-chaussée du quartier général. Ce matin-là, parce que c’est lui qui était allé reconduire les filles à l’école, il arriva au bureau plus tard qu’à l’habitude. Après avoir garé sa Lincoln au sous-sol dans la section « Inspecteur », il se dirigea vers le café.
À cette heure, un peu plus tardive, le café était déjà bondé. Christophe regarda sa montre, il avait du temps. La file, bien que longue, avançait rapidement. À un certain moment, la barista lui fit un signe de la main, auquel il répondit par un simple hochement de tête.
Quelques minutes plus tard, il se retrouva à la caisse. En tournant la tête vers la droite, il aperçut, à l’autre caisse, Sarah, qui payait son achat. Il ne manqua pas de la saluer.
— Ah bin, ma légiste préférée.
Sarah releva la tête, cherchant d’où venait cette voix qu’elle connaissait trop bien. Elle vit Christophe de l’autre côté. Lui sourit puis répondit :
— Tu dis ça à toutes les légistes.
— Tu es la seule dans’ place.
— Justement. Mais… dis donc, t’es late ce matin ?
— Ouais, j’ai déposé les filles à l’école.
— Ahhh, ce père modèle.
Au même moment, une barista appela Sarah :
— Chara ? CHA-Ra !
Sarah leva les yeux au ciel, découragée.
— Sérieusement, Sa-Rah, c’est pas si dur. Je viens tous les matins.
— C’est pas moi qui écris les noms, ma belle.
Sarah prit le gobelet en prenant la peine de bien dévisager l’employée. En regardant sur le verre, elle vit inscrit au marqueur : « Chat-Rat » avec des oreilles de chat sur le C et un V avec deux yeux et des moustaches à la fin du nom. Elle regarda la barista qui lui tira la langue. Ce à quoi Sarah répondit en plaçant deux doigts face à ses yeux, puis la pointa.
— Dis-moi pas que tu vas avoir du beef avec les baristas en plus ?
— Elles font exprès.
— Peut-être que si tu tipais un peu une fois de temps en temps…
— C’est contre mes principes. C’est leur job de faire le café.
À ce moment précis, Christophe fut appelé :
— Inspecteur Langlois !
Il se dirigea vers le comptoir, récupéra son café. Il revint du côté de Sarah qui l’attendait les bras croisés. Elle jeta un œil sur son gobelet pour remarquer qu’il y était inscrit « Insp. Langlois » avec un cœur sur le point du i.
— Faut croire que tu tips beaucoup ?
— Pas plus qu’il le faut.
— Christophe Langlois…
— Quoi ?
— Un cœur sur le i…
— C’est la première fois que Joséanne fait ça.
— Fuck you, tu connais son nom en plus.
— Ah come on, elle a un nametag.
— C’est écrit Starbucks dessus. Esti de Langlois.
— C’est quoi le CC sur ton couvert ?
— C’est ça, change de sujet. Elle lui donna une bine sur l’épaule. C’est Chocolat Chaud, on est en novembre, ça réconforte.
— Je pensais que seulement les morts te réconfortaient.
— Eux, et le chocolat chaud. Allez, bonne journée, Inspecteur Langlois. Dit-elle, la voix mielleuse, en battant des cils.
— À plus, Chat-Rat.
Elle lui fit un doigt d’honneur et se dirigea vers les marches. Lui, partit en direction des ascenseurs.
La matinée se déroula comme tant d’autres. Il étudia quelques dossiers, réanalysa des preuves, relut des interrogatoires puis prit une pause pour lire les nouvelles du sport. À onze heures quarante-cinq, une tête blonde apparut par-dessus son cubicule : Sarah.
— Hey, mon inspecteur préféré.
— J’pensais que c’était Rizzo ?
— T’as raison, mon erreur. Hey, mon inspecteur bouche-trou.
— Fuck off.
— Blague à part, deux choses.
— Je t’écoute.
— De un, voici le rapport d’autopsie de Mac « Gun » Gagnon. Rien de bien fou. Tu liras le résumé. J’en ai trois autres qui s’en viennent. C’est moi ou ça tire pas mal du gun en ville ?
— Ouain… C’est instable, y en a qui veulent faire trembler les colonnes du temple. Les gars au crime organisé sont complètement débordés. Y’a des changements qui s’en viennent.
— T’as encore tes infos dans le milieu, hein…
— Bah, on en sort jamais complètement… Et la deuxième chose, c’était quoi ? dit-il en s’appuyant sur son bureau.
— Deux, j’ai pas de lunch. On va dîner ?
— Écoute, le hasard fait bien les choses, j’en ai pas non plus. Mentit-il en poussant son sac à lunch sous son bureau avec son pied droit.
Le duo se dirigea alors vers l’ascenseur qui les amena au rez-de-chaussée. Encore une fois, et parce qu’il était presque midi, ils étaient entassés dans la cabine. Christophe tentait tant bien que mal de se garder une légère distance avec Sarah, mais cette dernière s’appuya sur son torse lorsque l’arrêt de l’ascenseur fit bouger tout le monde. Sarah le regarda droit dans les yeux puis pressa ses ongles un peu plus fort dans la chair à travers son veston. Chris la regarda avec la même intensité en lui faisant un signe de négation de la tête. Elle se mordit la lèvre puis relâcha.
Dehors, ils se dirigèrent vers le grand boulevard, où se trouvaient commerces de proximité et quelques restaurants. Ils décidèrent d’entrer « Chez Sammy’s », un restaurant de smoked meat plutôt réputé. La particularité de « Chez Sammy’s » était son menu : il n’y en avait pas. On allait là pour manger l’assiette de smoked meat et c’est tout. Une fois assis, ils reçurent des verres d’eau et Christophe se permit de commander une liqueur en extra. Sarah, de son côté, se contenta de l’eau.
Ils parlaient de tout et de rien quand un grand type s’approcha.
— Langlois ?
— À qui ai-je l’honneur ?
— C’est pas important ça. Y a quelqu’un qui veut te parler dehors.
— Et toi, tu penses que je suis assez cave pour te suivre ?
— Oui. Tu connais bien mon patron. M. Donnelly.
Chris regarda le matamore, puis Sarah. Elle avait ces grands yeux incertains.
— Donnelly sait que je suis plus au Crime organisé.
— Il s’ennuie de vous.
Christophe eut un rire nerveux.
— Ok, mais elle vient aussi, comme témoin.
— Il veut vous voir seul.
— J’irai pas seul.
— Ok, mais elle reste avec moi dehors de l’auto.
— Deal. Vous êtes seuls ? Pas été suivis ?
— On est seuls. Mais y a une fourgonnette noire sur le coin de la rue.
— C’est Montréal, mon grand. Y’a des fourgonnettes louches à chaque coin de rue. On sort par l’arrière, alors.
Le trio sortit du restaurant et rejoignit l’allée sur le côté par la ruelle. Là, il y avait une Lincoln Continentale noire, pareille à celle de Christophe. Sarah en fit la remarque.
— Tah. Pareil comme ton char. Ton jumeau cosmique.
Chris ne répondit rien, se contentant d’ouvrir la porte arrière. Sarah était face au géant, le contraste de grandeur était impressionnant. Il aurait sans doute pu lui fracasser le crâne en moins d’une seconde.
— Dis, la brute… t’as une cigarette ?
Pour toute réponse, il lui présenta un paquet ouvert, duquel elle prit une top qu’elle porta à sa bouche. Il lui offrit ensuite un briquet. C’était un briquet cheap de dépanneur. Elle dut peser sur la roulette à trois reprises avant d’avoir du feu. Elle souffla la fumée en l’air, tenant la cigarette entre son majeur et son index, puis regarda à nouveau l’armoire à glace.
— T’as un nom ou juste une présence ?
— Mark. Répondit-il d’un ton sec et froid, avec une légère tonalité anglophone.
— Merci, Mark. T’es en couple ou dévoué à ton boss ?
Il lui sourit brièvement, ne répondit rien, avant de redevenir de marbre.
Dans la Lincoln, Chris se retrouvait assis à côté d’un homme qu’il connaissait trop bien. Ce dernier était bien habillé : pantalon noir, chemise bleue pâle, veston assorti. Il brisa le silence en premier.
— Langlois. Je serai bref. Je veux me mettre à table.
— Wow, pas de préliminaires.
— On n’a pas le temps.
— J’ai une ou deux questions…
— Je t’écoute.
— D’abord, je suis aux homicides, plus au Crime organisé, tu le sais. Pourquoi moi ?
— Parce que je te connais, t’es droit et intègre. On a un respect mutuel toi et moi, malgré tout. J’trust pas the other pigs.
Chris pencha la tête sur le côté en le regardant. Il se remémora leurs interactions passées : les fois où il l’avait arrêté, sans suite ; leurs discussions informelles dans des cafés pour calmer le jeu.
— Pourquoi maintenant ?
— J’ai du score sur des ripoux qui pourraient mettre en péril ma vie.
— Et ton monstre ?
— Il va me suivre. There is a hit on us. Un gros contrat, un bonus s’ils tuent Mark aussi.
— Et le code ?
— The code ? Il s’alluma une cigarette, en proposant une à Chris, qui déclina l’offre. Fuck the code, Chris ! Les jeunes s’en foutent, no more respect from these dirtbags. Ils veulent ma place.
Dehors, Sarah essayait de faire la conversation avec le mur.
— Une anatomie comme la tienne, ça doit demander un apport calorique assez élevé, non ? T’as toujours eu cette shape ?
— J’ai été lineman au collège. Sinon j’attaque le gym tous les jours. Pas le choix d’avoir une diète riche en protéines et haute en calories.
— Intéressant. Elle posa son index sur son pectoral droit, pour constater qu’il était aussi dur que le roc, puis serra, autant que possible, son bicep. Sa petite main arrivait à peine à le saisir.
— C’est un peu intrusif. Dit-il en reculant d’un pas.
— T’inquiète, j’mords jamais au premier rendez-vous.
— Tu mords pas, but you touch everything ?
— Pardon, je suis fascinée par l’anatomie. Habituellement, je peux juste étudier les morts. Avec ton choix de carrière, j’imagine que j’ai juste à être patiente.
Il fronça les sourcils et ne répondit rien.
Dans l’auto, Christophe et Donnelly se serrèrent la main. Christophe posa sa main sur la poignée, puis se retourna vers le bandit.
— Dis-le pas à ton avocat.
— J’en avais pas l’intention.
— Parfait. Donc demain matin, j’irai vous arrêter chez vous. On s’occupe du reste.
— Deal. Pas de journalistes, là ?
— J’peux rien t’promettre. Vultures have a smell for dead meat.
Donnelly répondit d’un signe de la main alors que Christophe sortait. Il referma la porte puis se dirigea vers le duo disproportionné. De son point de vue, Sarah faisait moins de la moitié de la taille du géant.
— Viens, on va finir de dîner.
— D’acc, d’acc, Enquêteur ! On s’voit à la morgue, Mark.
Elle le regarda en s’éloignant et lui fit un clin d’œil. Il ne répondit rien, puis retourna s’installer au volant de la Lincoln.
Chris et Sarah se réinstallèrent à table juste au moment où leurs assiettes arrivèrent. Sarah regardait Chris droit dans les yeux.
— C’était inhabituel, ça.
— Pas ici.
— Avec ta femme, ça va comment ?
— Ça dépend… es-tu libre ?
— C’est ma plus grande qualité.
— Elle part au chalet avec les filles ce week-end.
— Sans toi ?
— J’ai trop de travail.
— C’est une invitation ?
— Seulement si tu l’acceptes.
— J’accepte seulement si tu divorces.
— Cibole, Sarah…
— J’ai des principes.
— Parfois je me dis que j’aurais plus de chances si j’étais mort.
— T’en aurais encore plus si tu me laissais te tuer. Mais t’inquiète… Un jour ou l’autre tu seras nu sur ma table. Reste à savoir si ton corps sera chaud et en sueur, ou froid et rigide.
Chris rit, puis termina son verre de liqueur. Elle sourit puis mordit dans son sandwich sans le quitter des yeux. Ils retournèrent au bureau et ne se reparlèrent pas. À la fin de la journée, Chris rentra chez lui retrouver sa femme et ses filles.
Au petit matin, Christophe se présenta avec deux agents chez Donnelly. Ils procédèrent à son arrestation ainsi qu’à celle de son garde du corps. Quelques journalistes se présentèrent sur les lieux. Avant de quitter, Chris alla les voir.
— J’vais vous demander d’attendre le communiqué de mes patrons avant de publier.
Mais à l’ère de l’ultradiffusion, des stories circulaient déjà sur les feeds de nouvelles, annonçant l’arrestation du numéro un du clan irlandais.
Sarah arriva tôt au QG ce matin-là. Fidèle à elle-même, elle s’arrêta au Starbucks et commanda un chocolat chaud. Comme à tous les matins, elle paya sans ajouter de tip. Joséanne, comme à son habitude, massacra son nom. Cette fois-ci, écrivant « Safran » .
Elle récupéra son gobelet puis se dirigea vers les ascenseurs. Rivée sur son téléphone, elle se plaça dans le groupuscule qui attendait devant l’ascenseur. Deux agents se tenaient de chaque côté des portes. C’était inhabituel. L’un d’eux leur demanda de libérer l’espace. Énervée, Sarah ne put s’empêcher de leur répondre :
— Coudonc, c’est votre premier jour ? Relaxez, les gars.
Puis elle vit sur son téléphone un feed passer relatant l’arrestation de Frank Donnelly et de son garde du corps. Un des policiers plaça sa main sur son arme puis regarda l’autre, qui lui fit un signe discret de la main, l’intimant à se calmer.
Les portes s’ouvrirent au même moment, révélant à l’intérieur Christophe, deux policiers, Mark et Donnelly. Elle releva la tête et vit Mark qui lui sourit. Elle sourit à son tour.
— Hey, mon géant préfé…
Les deux policiers qui gardaient l’ascenseur se tournèrent, se précipitèrent alors devant les portes ouvertes et firent feu en direction de l’ascenseur : sept coups de feu d’une précision sans nom. Mark et Donnelly s’effondrèrent au sol alors que les agents et Chris s’accroupirent pour se protéger.
Sarah resta figée, voyant le monstre s’effondrer alors que sa tête éclatait sous les balles. Elle reçut une giclée de sang qui peintura son visage et son manteau. Elle tenait toujours son chocolat chaud dans la main gauche alors que son cellulaire tombait lentement au sol, les images en boucle de Donnelly et Mark menottes aux poignets. Les deux tireurs, en fuite, s’échappaient par la porte principale, des agents se mirent à leur trousse. Une vitre éclata alors qu’un échange de coups de feu retentissait à l’extérieur. Le chaos s’installait autour d’elle, mais elle ne bougeait pas. Confrontée pour la première fois à la mort en face. Habituée à la scruter, la découper et la décortiquer, mais jamais à la recevoir en pleine figure. Des gens couraient dans tous les sens, pendant des policiers prenaient état des victimes, essayant de leur prodiguer les premiers soins, en vain.
Les portes de l’ascenseur ne cessaient d’essayer de se fermer, mais se butaient continuellement au corps du Colosse, le faisant tressaillir au même rythme que le massage cardiaque qu’il recevait. Une mare de sang avait déjà recouvert le sol et il n’en fallut pas plus pour que les manœuvres ne s’éternisent pas. Christophe était assis dans l’ascenseur, le visage dans les mains, les yeux grands ouverts, couvert de sang.
Sarah, toujours immobile, prit une gorgée de chocolat chaud puis grimaça. Un goût aigre de vinaigre ou de lait ranci envahit sa bouche.
— Joséanne… tabarnak.
Dans le Starbucks, où le chaos s’était rendu, Joséanne, accroupie derrière le comptoir, en profitait pour cacher, derrière des boîtes, la pinte de lait qu’elle venait d’utiliser. On pouvait y lire une date d’expiration qui remontait à trois semaines plus tôt et, sur le devant, le dessin d’une tête de chat et d’une face de rat. Une petite note en dessous disait : « Lait de Chat-Rat ».
