Échec, et mat - Une histoire de crime.

« Les échecs, c’est le mouvement de pièces se mangeant l’une l’autre » - Marcel Duchamp

- Échec…
- Et mat.

BAM.

BAM.

10 jours plus tôt.

J'étais assis sur la terrasse du petit café où j'avais l'habitude de me rendre à chaque matin. Je lisais un roman de Stephen King quand Carmine est arrivé. Sans dire un mot, il s’est assis devant moi, déposant lentement son espresso sur la table. Il prit une gorgée, regarda autour, et s’appuya sur la table pour attirer mon attention. Ce faisant, il avait fait tomber les pièces du jeu d’échecs qui trônait au milieu. Il se mit à les replacer en s’adressant à moi.

- Tonino, toujours en train de lire?  

Je déposai mon livre doucement, prenant bien la peine de replacer le signet. Je relevai la tête pour le regarder, puis souris.

- Comme toujours Carmine. Tu devrais essayer un jour.

Il sourit. Puis se cala sur sa chaise, et repris une gorgée de café.  Les pièces étaient maintenant parfaitement alignées.

- Tu veux jouer une partie?
- Non, non ça va, c’est comme les livres. Il sourit à nouveau, puis il enchaîna. Tu connais Vitalli Spinosi?
- Spinosi, Spinosi. C’est un gars dans la mi-vingtaine, petit bandit sans importance, il deal parfois à l’entrée des bars et fait des petites jobs pour les Scalabrini. On a des soucis avec lui?
- Tu vois, qu’il vende de la marchandise devant les bars c’est une chose. On a avertit Mauricio déjà. Là, il tourne autour de la fille de Sal. Il lui achète des choses, lui fait faire des balades en décapotable. Mais, ce n’est pas un type pour elle. Elle est responsable, sérieuse. Il est dangereux, le Patron a peur qu’il lui arrive quelque chose, tu comprends.
- Tu veux que je lui parle, le brasse un peu encore, le convaincre de prendre ses distances.
- Non. Non, tu vois, il avait déjà deux prises. Tu aimes le baseball hein?
- Oui oui, comme tout le monde. Go Yankees.

Il sourit.

- Maintenant il en a trois. Les Scalabrini ne veulent pas repartir en guerre. Les choses vont… Correct. On a fait un accord. Tu connais Aldo?
- Aldo Scalabrini? Le fils de Mauricio? Ouais, chic type, même si il est pas dans le bon clan. On dit de lui qu’il est efficace, sans failles.
- Perfetto. Vous allez faire équipe, c’est ça le deal. Vitalli ne dois plus être un problème.
- Je travail seul Carmine.
- On essaie de créer quelque chose Tonino. Pour le bien de tous. Fait comme on demande, capiche?
- Compris.

Il me glissa un papier. Se leva tranquillement, me salua et quitta la terrasse. Sur le papier figurait le numéro de téléphone d’Aldo. Je l’ai replié, puis l’ai placé comme signet dans mon livre. J’ai tranquillement terminé mon espresso, puis j'ai quitté la terrasse à mon tour.

Les préparatifs étaient simples, on connaissait plutôt bien les allées et venues de Vital. On allait se cacher dans son condo le vendredi pendant qu’il faisait la fête. À son arrivée on allait exécuter le plan, prendre la fuite chacun de notre bord et s’éclipser pour quelques semaines. J’avais un billet pour l’Italie, Aldo le Vénézuella. Un plan béton.

S’introduire dans le condo de Vitali fut un jeu d’enfant. Aldo était maître dans l’art du décryptage électronique, à l'aide d'un petit ordinateur il a su déverrouiller la porte en quelques secondes. Sans grandes surprises, aucun système d’alarme. Vitalli se croyait au-dessus de tout, invincible. On s’est simplement positionné de l’autre côté du comptoir qui faisait face à l’entrée et on a attendu. 1 heure… 2 heures… 3 heures… Puis, le son électronique du déverrouillage de la serrure. La porte s’est ouverte doucement, il est entré en sifflant, a lancé sa veste vers le divan puis a allumé la lumière.

Pfiout Pfiout Pfiout Pfiout
Pfiout.

Son corps s’est écrasé au sol. Il n’a même pas eu le temps de réagir. Mes deux tirs ont atteint Vitali en plein poitrine, les deux premiers d’Aldo ont atteint sa poitrine, son épaule, puis le troisième en pleine tête. Vite fait bien fait. Par soucis du travail bien fait, on s’est approché de lui, puis je lui ai tiré une autre balle dans la tête. aucune réaction, il était bien mort.

C’est à ce moment-là que les choses ont pris une tournure inattendue.

Alors qu’on rangeait nos armes. La porte d’entrée s’est ouverte.

- Hey Babe, tu aurais pu m’atte…

Elle a figée. Voyant le corps au sol, le sang, les deux gaillards debout armes à la main. Aldo à immédiatement levé le bras pour pointer son arme sur elle. C’était un homme de procédure, méthodique, sans failles qui respectait le protocole établi. Élevé dans les plus grandes traditions. Pas de témoins. Je savais très bien qu’il n’hésiterait pas une seconde et ferait feu. Je savais surtout, aussi, qu’il ne la connaissait pas. Mais moi, dans la fraction de seconde où tout s’est passé, j’ai reconnu sa voix, son visage, son regard. Et dans un ralenti presque cinématographique, pendant que se levait le bras droit d’Aldo, prêt à faire feu. Mon regard a brièvement croisé celui de Julia. La peur, la stupéfaction, l'incrédulité habitaient ses yeux azur. Son sourire se crispait alors que tout son corps essayait de freiner son mouvement.

Pfiout Pfiout Pfiout.

Le corps s’est lourdement écrasé au sol. Tout juste à côté de celui de Vitali, gisait maintenant celui d’Aldo Scalabrini. Ma vie venait de prendre une direction complètement différente. Je me précipitai alors vers Julia et lui posai une main sur la bouche en fermant la porte.

- Chut Chut Chut… Julia Julia…  

Elle avait les yeux tout écarquillés. Elle tremblait. Blêmissait. Je la maintenais debout, puis l’ai guidée vers une chaise.

- Je peux retirer ma main ? Tu ne vas pas crier ?

Elle me fit signe que ça allait. J’ai lentement décollé ma main. Elle respirait vite. Me regardant, puis regardant le cadavre de Vital, me regardant à nouveau. J’ai senti l’effroi dans son regard. Elle voulait parler mais aucun mot ne sortait.

- Ça va, ça va Julia. Qu’est-ce que tu fais ici?
- Je… Je… Qu’est-ce que tu crois? Son ton venait de changer. Dans la panique, la colère s’emparait d’elle.
- Ne te fâche pas. Reste calme. Tu connais plus que quiconque la game Julia. T’étais pas supposé être là.
- Bordel Tonino! Pourquoi? elle me frappa le torse violemment. Elle allait récidiver mais je lui saisi les deux poignets.
- Lâche moi! Espèce de brute. Sale con! Attend que mon père apprenne ça.
- Julia Julia calme toi. Ton père est au courant.
- FUCK! Vous.. Vous auriez pu m’avertir!
- Voyons, Ju. Tu sais comment ça fonctionne. Réfléchi un peu. Je m’emportais à mon tour.

À cet instant précis je me suis demandé si je ne devais pas récupérer l’arme d’Aldo et lui tirer une balle dans la tête. Je pourrais ensuite me sauver en Italie et refaire ma vie. Enfin je chassai cette idée quand, ayant un peu relâché mon emprise sur ses poignets, elle réussit à libérer sa main droite et me décocha un coup de poing sur la mâchoire. Ma réaction fut disproportionnée. Je l’ai giflé violemment, elle est tombée sur le sol. Elle respirait vite, se tenant la joue. Elle me regardait, comme un fauve. Enragée. Je sentais la colère monter en elle. Puis je lui tendis la main.

- Viens, on doit partir. Maintenant.

Elle se releva, sans mon aide.

- Je ne rigole pas Julia. On doit s’en aller, viens avec moi, je te promets que tu es en sécurité. Je vais aller faire un appel, on verra ensuite ce que l’on fait.
- Tu vas regretter cette gifle.
- Je sais, mais pour l’instant, on doit partir.

La seule personne en danger, c’était moi. J’avais failli à ma mission. Enfin, pas complètement. Mais Julia ne devait pas être là, et surtout, Aldo ne devait pas mourir. Enfin, après avoir accepté de me suivre, nous avons pris ma voiture, que nous sommes allés garer sur un petit chemin perdu dans le secteur industriel. J’ai tôt fait de la faire brûler. C’était la procédure. Nous nous sommes ensuite dirigés à pied vers les quais. Je savais que là, je trouverais un téléphone publique. Meilleures source non traçable pour un appel important.

La cabine téléphonique était vieille. La plupart des fenêtres étaient soit brisées, soit grafignées, soit couvertes de graffitis. J’insérai deux pièces de 25 cents et appelai Carmine. Julia était appuyée sur la cabine, elle fumait une cigarette. J’ai laissé trois coups sonner. Puis ai raccroché, mes pièces sont retombées, j’ai immédiatement rappelé. Après le timbre, Carmine a répondu.

« Patron? »
« Tout va bien? »
« Oui oui, enfin, le colis est arrivé à destination. »
« Parfait. »
« Presque… Il y avait une boite de trop… »

Un lourd silence se fit entendre. Ce qui m'a paru une éternité.

« Patron? »
« Le paquet de trop ce sont les bijoux? » C’était sa façon codé de demander si c’était Julia qui était là.
« Oui. Je les ai gardé avec moi. »
« Et ton assistant ? »
« J’ai dû congédier mon assistant, il voulait se débarasser du colis… »

Un autre long silence. Il respirait fort. Le connaissant, je savais qu’il n’était pas content du tout. Il allait avoir besoin de temps. Moi, j’allais avoir besoin d’un plan. Et vite. La présence de Julia avec moi était la seule chose qui me permettait maintenant de rester en vie.

« Écoute bien ce que je vais te dire ; trouve une voiture. Prend les bijoux et allez à Little Long Rapids, au chalet, va te reposer un peu. Demain on se reparle et je te dirai quoi faire avec le Colis. Mais ça risque d’impliquer de le ramener à Hamilton. »
« Hamilton? I can’t »
« I know.. Écoute. FUCK! Laisse-moi réfléchir. Va à Little long Rapids. Rappelle-moi de là bas. On va réfléchir entre-temps. Je vais parler à Sal. »
« Ce serait pas plus simple si j’allais à Lake Georges? En passant par la réserve? Et ensuite j’irai porter les bijoux à New-York. Et je continuerai ma route vers le sud. »
« Non. It’s worst than Hamilton right now… »

Voilà qui scellait mon destin. Si je ne pouvais aller à New-York, c’est qu’on était en mauvaise posture.

« I messed up? »
« Oui. Protège les bijoux. That’s all you have left now. Capiche? »
« Capiche. »
« Hey Kid. »
« Oui? »
« Be careful, she’s way smarter than you might think, and way more than she will let you believe. »
« Compris. Merci Car.. Merci Boss. »

Il a raccroché. Je regardai Julia à travers la vitre. Éclairé par un vieux réverbère au tungstène. Elle s’allumait une 3e cigarettes. Je posai le combiné et sorti de la cabine. Elle me regarda. Sa première réaction a été de m’offrir une cigarette. J’ai refusé.

- Alors Michael Corleone. On fait quoi là?
- Tu te trouves drôle?
- Je sais même pas ton vrai nom, tout le monde t’appelle toujours Tonino.
- Ça fait 10 ans qu’on se connait et tu ne sais toujours pas mon vrai nom? Tonino, ça ira. On va commencer par trouver une voiture. Ensuite on part pour l’Ontario. Faire baisser la chaleur.
- Sérieux? Pas le chalet à Little Long Rapids?
- Tu l’aimes pas?
- C’est ennuyant là bas, à peine de réseau et rien à faire.
- C’est parfait pour se faire oublier.
- Toute ta faute aussi… Bien intelligent de tuer Aldo Scalabrini.

Je l’ai attrapée par le collet de sa veste et l’ai écrasée contre la cabine.

- Écoutes-moi bien p’tite Reine. Le pétrin dans lequel on se trouve, c’est de TA faute. TU étais à la mauvaise place, au mauvais moment. Si j’ai tué Aldo c’est parce qu’il allait te coller une balle dans la tête et j’ai choisi notre famiglia plutôt que la logique. Donc là, tu vas arrêter avec tes conneries et tu vas faire ce que je te dis de faire, capiche, Fait moi pas regretter?
- Tu sais que tu es mignon quand tu te fâches?
- Tu sais que tu es vraiment une sale conne. Elle m’a sourit.
- Alors on sera Bonnie and Clyde ? Je serai Bonnie bien sûr. Elle sourit à nouveau.
- Tu ne prends absolument jamais rien au sérieux hein ? Et d’abord Bonnie and Clyde volaient des banques… Et par-dessus tout, ils étaient un couple.
- Ark. D’accord mauvaise référence… Telma et Louise?   

J’ai roulé les yeux puis l’ai lâchée. Je suis rentré dans la cabine. Je devais trouver une voiture. J’appelai un ami qui revendait des vieux Westfalia. On a lancé nos cellulaires dans le fleuve, je me suis débarassé de mon colt 45 et on s’est mis à marcher. elle avait des talons haut et peinait à me suivre. J’ai ralentis et engagé la discussion.

- Comment ça se fait que tu connais Aldo? Parce que lui de toute évidence ne te connaissait pas.
- Je connais tout le monde, qu’est-ce que tu crois. Tu te souviens je suis la fille de qui? Aussi, je l’ai déjà croisé dans un mariage. J’ai une excellente mémoire des visages et des noms, quand les gens en ont un.
- Anthony Rizzo. Mais pour toi, Tonino ça ira.
- Bon… C’était pas si difficile. AR.

Aucun de nous deux ne reparla avant un bon moment. Deux heures plus tard on roulait sur la 117 en direction de l'Ontario dans un Westfalia brun et orange, en bon état. Un lit y était aménagé à l’arrière. Ce n'était pas le confort extrême, mais au moins, on pourrait aller pas mal n’importe où.

On a observé un silence qui a duré au moins trois heures. J’étais concentré sur la route, elle, elle enchainait les cigarettes. Elle avait cette désinvolture qui me choquait. Nos vies étaient entre parenthèse et elle, elle se tenait là, évachée dans le siège capitaine. Les pieds sortis par la fenêtre comme si de rien était. Je n’avais qu’une seule envie, le jeter en dehors de la voiture en marche. Au même moment, elle a allumé la radio. Déjà loin de la ville, on ne captait que des bribes de conversations de radio parlée. Au bout de quelques minutes à entendre des morceaux de phrase et du bruit. Julia s’est emportée. Éteignant la radio et donnant un coup de pied sur le coffre à gant.

Au bout de quelques minutes à ruminer, taper du poing et fumer de façon complètement exagérée sa cigarette, elle s’est recalée dans le siège. Prenant de grandes respirations. L’abitacle empestait.

- Quand est-ce que je pourrai parler à mon père?
- Quand on arrivera à destination.
- On aurait pu garder un cellulaire quand même…
- Tu sais bien que non. C’est trop dangereux avec la géolocalisation. Il y a des téléphones au chalet. Si ça fonctionne, tu pourras lui parler.

Elle tourna la tête sans répondre. La route était longue et ennuyeuse. Avec une copilote comme elle, aussi bien être seul.

- C’était un bon gars tu sais… Elle avait parlé sans me regarder, elle fixait toujours l’extérieur, la route, la forêt.
- Aldo ?
- Non idiot. Vitali.
- Tu vois où ça l’a mené…
- Va chier.
- Qu’est-ce que tu lui trouvais anyway? C’était un voyou.
- Arf.. Tu ne peux pas comprendre. C’était pas un voyou comme tu dis. C’était un gars qui profitait de la vie, that’s it. On avait du fun, il prenait soin de moi, mais surtout il ne se laissait pas dicter comme vous par les conneries de règlements, d’honneur et de code à la con.
- Justement, ces règlements, ces codes, cet honneur, c’est ce qui garde les plus sérieux en vie, et essentiellement, c'est ce qui paye pour ta vie de Reine. Tu devrais regarder ailleurs que ton petit nombril.
- Va te faire foutre Rizzo. J’t’hais. J’hais ma vie, j’hais la famille. Vous tuez sans vous soucier des autres. La mort te suis partout où tu passes. Des chums, des maris, des..
- Des Pères, des frères, des fils… On l’est tous, ils le sont tous, dans la vie comme dans la mort. Y’a pas de distinction. On le sait, ils le savent. C’est pas un jeu Julia. C’est comme ça, point. Un jour tu bois ton café tranquille, le lendemain tu es couché par terre dans une flaque de sang.
- T’en as tué combien hein ?
- On ne parle pas de ça, arrête.
- Dis le, espèce de lâche. Combien de fils as-tu tué ? De pères ? D’oncle ? De chums?  Combien hein ?
- Ça change quoi ?
- Tu tues des femmes aussi ? C’est ça qui va m’arriver ? Tu m’amènes au chalet pour me butter ? Parce que je suis devenue gênante pour la famille, c'est ça ?

Et sans avertissements, elle m’a donné un violent coup de poing. Encore. Je me suis rangé sur le bord de la route, soulevant un immense nuage de poussière. Heureusement, on était sur une route de campagne et personne n’avait vu la manœuvre dangereuse qui avait découlé de cette attaque sournoise.  

- NON MAIS ÇA VA PAS ? T’ES FOLLE ?
- C’EST TOUT CE QUE TU MÉRITES, sale fils de pute!

Elle se remis à me frapper. Hurlant qu’elle voulait partir. Rentrer chez elle. Je retenais fermement ses bras pour l’en empêcher. Elle se tortillait, essayant tant bien que mal de se déprendre pour me donner des coups de pieds. Mais rien n'y faisait, elle était coincé sur son siège, et j’arrivais tant bien que mal à la retenir. J’avais le goût du sang dans la bouche et je sentais que je saignais du nez.

- CALME-TOI.
- Je te déteste. Je le sais que tu vas me tuer.
- Arrête avec ça, je ne te tuerai pas, mais arrête de me frapper.

Elle respirait vite. Me toisant, me défiant du regard. Je n’avais jamais vu autant de colère dans un aussi petit visage. Je relâchais tranquillement mon étreinte, à mesure qu’elle se calmait. Puis j’ai essayé de lui expliquer ce qui se passait. Que je faisais ça pour sa sécurité, pour la mienne mais surtout parce que c’est ce qui avait été commandé par son père. La tuer serait l’équivalent d’un suicide, et je n’avais aucune envie de mourir. Elle m’a cracha au visage et alla se réfugier derrière. On reprit finalement la route. Il faisait nuit et la route était extrêmement sombre. N'eut été de la lune, on y aurait rien vu. Une heure plus tard, on arrivait au chalet, sains et saufs, enfin presque.

Même perdu en pleine foret, au bout d’un long chemin accidenté. Le chalet avait fière allure. Plusieurs le considéraient comme une maison de luxe. La porte avant était munie d’une serrure à code, il y avait l’électricité, internet et l’eau courante.

Julia se dirigea immédiatement vers la cuisine. Se prenant à manger, à boire, puis chercha le téléphone. Téléphone qui était en apparence inexistant. En fait, il s’agissait de téléphone prépayés caché dans un coffre, dont seulement quelques personnes connaissaient la combinaison. Après l’avoir ouvert, j’ai vérifié si les appareils fonctionnaient. Une fois la ligne en fonction, j'ai annoncé la bonne nouvelle à Julia qui aussitôt m’arracha l’appareil des mains pour appeler son père.

« Dad!! »

Malheureusement je ne pouvais pas entendre ce qu’il lui disait.

« Non, je vais bien… »
« Non c’est un idiot, je le déteste. »
« Famille ou pas je m’en fiche c’est une brute! »

Elle me fit un doigt d’honneur.

« Non, il ne m’a pas touché. Je pense lui avoir cassé le nez. »
« And I’m your daughter, ça compte pas ça?? »
« D’accord. Oui. Attends. »

Elle me tendit le combiné.

 - Il veut te parler.

Je récupérai le téléphone en la regardant, lui faisant un air de déprime.

« Patron? »
« Tonino. Va benne? »
« Ça pourrait aller mieux disons. On est en sécurité, c’est un début. »
« Écoute; Carmine est sur le dossier, on va parler aux Scalabrini cette nuit. »

Je ne répondis rien. Si j’avais appris une chose avec le temps, c’est que peu de mots, c’est parfois trop de mots et qu’il fallait apprendre à réduire au maximum ce que l’on voulait dire.

« On va trouver une solution, pour l’instant, assure-toi que Julia est bien. On a parlé à la famille à Hamilton, ils vont la recevoir, mais pas tout de suite, laissons quelques jours passer. Need anything ? »
« C'est bon. Les congélateurs sont remplis. Les téléphones chargés, reste plus qu’à attendre. »
« Parfait. Parfait. Rappelle demain, 17:00. Capiche? »
« Capiche. »
« Last thing, enough blood has been spilled ‘cause of this. »
« Understood. »

Il a raccrochém, sans demander de reparler à Julia. Elle était assise sur l’îlot. Buvant une bière et mangeant des chips. Elle me regardait comme si je devais lui faire une annonce extra-ordinaire.

- Alors, capo di capo, mon sauveur dis-moi; On fait quoi maintenant?
- Tu devrais vraiment apprendre à parler moins.

Elle me fit une grimace, avant de caler sa bière. Elle prit la peine de fermer le sac de chips et le ranger.

- Des gens vont me chercher.
- Ne t’inquiète pas pour ça. Pour l'instant, on reste ici. On attend les ordres. On rappelle ton père demain 17:00. Je te suggérerais d’aller prendre une bonne douche et d’aller te coucher.
- Tu es tellement ennuyant. Pas surprenant que tu sois seul.
- Qui a dit que j’étais seul?
- Ça se voit. Come on Tonino. Tu as quoi ? 25 ans max ? T’as l’air d’un gars de 45. Ta barbe pas faite, ton jacket de cuir horrible et passé de mode.
- Peux-tu juste arrêter de parler 30 minutes ? Va te doucher, couche-toi et dors, ou fait ce que tu veux, mais laisse-moi tranquille.
- Et toi ? tu vas faire quoi ?
- Moi, je vais m’installer ici dans le salon, face à l’entrée et m’assurer que tout se passe bien. Ton père m’a clairement fait comprendre que trop de sang avait coulé, j’ai pas trop envie de me le mettre à dos.
- Alors t’es mon garde du corps? Mon Kevin Costner? Je serai ta Withney!
- Dequoi tu parles?
- T’as pas vu Bodyguard?
- Non, rien à foutre.
- C’est ce que je disais, ennuyant à mort.

Elle s’est éloignée. Une première porte s’est fermée. Puis s’est réouverte quelques minutes plus tard. Elle marchait d’un pas lourd. Elle se dirigea vers la salle de bain, une des trois. La porte s’est fermée pour aussitôt s’ouvrir. Elle a crié : « Ne t’avise pas de venir m’espionner sous la douche ». Puis, elle a claqué la porte. J’ai essayé de m’assoupir un peu. Les dernières 24 heures avaient été rudes. J’allais m’endormir quand j’ai entendu la porte s’ouvrir. Ses pas lourds, encore. Elle apparut dans l’embouchure du salon. Entre le salon et la cuisine.
Elle ne portait que sa serviette bien attachée, placée sous ses bras jusqu’à la mi-cuisse. Ses cheveux, détachés, mouillés, longs, lui donnaient un look plus naturel. Je me suis surpris, pour la première fois, à l’observer plus attentivement.

- Tonino.

Elle avait de grandes jambes élancées. Une petite taille, elle devait facilement mesurer 5 pieds 7, 5 pieds 8. Ses yeux bleus perçants détonnaient de ses cheveux châtains, assombris par leur état mouillés. Elle avait le nez retroussé et des lèvres plutôt charnus. Il va sans dire, elle m’énervait toujours autant, mais pour la première fois depuis que je la connais. Je la trouvais jolie.

- Tonino!!

Peut-être était-ce parce que pour la première fois, je la voyais dans un état de vulnérabilité, ou simplement hors du contexte social, en dehors d’une soirée, d’un mariage, d’une fête.

- TONINO!!
- Quoi?
- T’es dans la lune.
- Désolé, je suis fatigué.
- Ouin, tu me fixais, ça va ? Pas habitué d’être avec une femme ? Elle me fixais, mains sur les hanches, je détournai le regard. Puis elle continua;
- Je vais me coucher. Je suis épuisée. Où dors-tu ?
- C’est une invitation ?
- Ark non. T’es si con.
- Je vais dormir ici.
- Tu sais qu’il y a 4 autres chambres hein ?
- Ici, c'est parfait. Merci.
- D’accord. Bonne nuit vieux garçon.
- Bonne nuit Little Queen.
- Va chier, crétin.

Elle est repartie. Quelques instants plus tard, je dormais dans le divan. La nuit fut ardue. J’en ai passé la moitié à me réveiller en sursaut. Rêvant de coups de feu, de cadavres. De Julia. À chaque fois, c'était elle. En serviette, sortant de la douche. Serviette blanche enroulée, attachée sous les aisselles. Serviette blanche entortillée sur la tête. Cigarette à la bouche, marchant d’un pas délicat. Le son continu des gouttes qui se relâchent d’une mèche de cheveux sortant de son enveloppe de cotton. Elle s’arrêtait devant moi, me regardant, fusil à la main, pointé sur mon visage. On aurait dit une pochette VHS d’un film de série B des années 80. Elle retirait la cigarette de sa bouche de la main gauche, puis soufflait un nuage de fumée vers moi. Son regard fixé sur le mien. Puis ses lèvres, contrastantes de leur rouge à lèvre écarlate, s’ouvraient; «Hey Babe, tu aurais dû laisser Aldo me tuer » puis elle appuyait sur la gâchette, je me réveillais en sursaut.

On a passé une première journée à complètement s’ignorer. Faisant chacun nos trucs. Le soir venu, j’ai découvert que le divan était un futon, sans être plus confortable, la nuit suivante avait été mieux. L’odeur du café m’a réveillé. J’ai regardé ma montre, il était 9:27. Le soleil envahissait toute l’aire ouverte. Le bruit d’un frétillement prenait tranquillement toute la place dans mes oreilles. J’ai relevé la tête pour apercevoir Julia. Toujours aussi nonchalante, elle était devant la cuisinière, en petite culotte. Elle faisait cuire du bacon. Le temps d’un instant, je figeai. Je l’observais. J’étais hypnotisé par ce corps, cette fille, maintenant femme, que je m’étais toujours interdit de désirer. Là, se tenait pratiquement nue, devant moi. Fumant une cigarette, faisant cuire du bacon, se tortillant en fredonnant des mélodies pop tout en évitant les éclats d’huile du bacon. Tout de ce moment était sensuel, sa posture, ses mouvements, la lumière qui habillait ses courbes.    

J’essayai de chasser cette image de ma tête. J’ai saisi mon paquet de cigarettes et me suis dirigé vers l’extérieur. En sortant, je me suis retourné vers elle ;

- Tu pourrais au moins porter un chandail.

Je lui ai lancé cette remarque au moment où je refermais la porte. Ce à quoi elle a répondu par un doigt d'honneur, sans même se retourner.

En sortant, je me suis dirigé vers le quai de bois qui surplombait le lac. C’était une longue passerelle, étroite, qui débouchait sur un large quai d’environ 30 pieds par 30 pieds, agrémenté de bancs et de quelques tables, défraîchis par l’usure du temps. Si le bois, gris, avait besoin d’un vernis, le reste de la structure semblait encore très solide. Je me suis assis au bout, face au lac, les pieds dans le vide. Cigarette aux lèvres, j’appréciais cet instant de calme absolu. Au bout d’un moment, une fois ma cigarette terminée, qu’en toute insouciance, j’ai lancé dans le lac, je me suis posé à plat, sur le dos. Je regardais le mouvement des nuages, découpant le ciel bleu. Seul le bruit des vagues sur la berge, de la faune et du vent dans les arbres occupait mon esprit. Puis au bout de quelques minutes. Des pas. Légers. Des craquements de planches. Puis une silhouette. Des cheveux, au vent, un chandail, court, ondulant.

- Hey Babe! Tu veux des œufs et du bacon ?

Elle se tenait au-dessus de moi. Une assiette à la main. J’ai levé la main pour cacher la lumière et la voir un peu mieux.

- Ne m’appelle pas comme ça, je ne suis pas ton Babe…
- On est grognon le matin ? D’abord, tu n’apprécies pas de voir mes seins, là, tu chiales contre les petits mots doux…
- Tu ne prends rien au sérieux hein ?
- Si, parfois. Mais là, on est pris ici ensemble pour, je ne sais combien de temps. Alors soit on se fait chier, soit on trouve un terrain d’entente et on essaie de passer un peu de bon temps. Tu l’as dit, mon père ne veut plus de cadavres.

Je me rassis, d’une part parce que je me cassais le cou à essayer de lui parler en la regardant, mais aussi parce que je préférais être devant elle et la voir complètement que de risquer qu’elle me laisse tomber son assiette sur la tête. J’avais encore mal à la mâchoire des deux coups de poings de l’avant veille.

- Il y a du poison dans ces œufs?
- Què catso poison? ‘Fangulo Tonino.

Elle lança l’assiette dans le lac avant de tourner les talons et retourner vers le chalet. Ses pas étaient beaucoup plus lourds qu’à son approche. Je me suis levé et me suis lancé à sa poursuite, je n’avais pas envie qu’elle barre la porte ou qu’elle aille prendre un couteau ou je ne sais trop quoi pour essayer de me faire mal.

- Julia attend c’était une blague!
- Va chier!!!

Elle entra dans le chalet en prenant bien soin de claquer la porte. J’entrai tout de suite après. Elle s’était dirigé vers la chambre où elle s’était installée. En entrant, j’ai remarqué combien elle avait laissé la cuisine en bordel. Ça m’a un peu énervé.

- Julia!! Arrête de faire l’enfant ! Tu l’as dit toi-même, on doit trouver une façon de s’entendre.
- T’es qu’un sale connard, voilà ce que tu es !

Je l’entendais simplement marmonner des bribes de phrases, elle parlait vite, tantôt en français, tantôt en anglais par moment en italien. En arrivant dans l'embrasure de la porte, je l’ai vu debout à ramasser des vêtements et autres babioles qui trainaient dans les tiroirs pour les foutre dans un sac à dos rose. Probablement un sac à dos qu’elle utilisait adolescente et qui traîne maintenant depuis des années ici. Il était tapissé de tags et sketch fait au marqueur, de collant de groupes punks et de pendentifs accroché au zippers.

- Qu’est-ce que tu fais ?  
- JE DÉCALISSE! How’s that for your safety plan?
- Arrête de niaiser Julia, t’iras nulle part.

Elle s’est approchée de moi d’un pas décidé. Ses yeux étaient grands ouverts, l’iris ne touchait même pas ses paupières. Ils étaient remplis de rage et de colère. Elle respirait vite. Son visage s’est approché à quelques centimètres du mien.

- Ah non? Et tu vas faire quoi ? hein? HEIN ? Tu vas me retenir ici ? Me forcer ? M’attacher ? I hate this place, I HATE YOU… J’essaie fort d’être gentille!

Elle me poussa, se rapprochant de nouveau, son corps tout entier était appuyé contre le mien, elle poussait autant qu'elle le pouvait pour me faire reculer. Elle me fusillait du regard. Me défiait. Elle avait les poings serrés, ses yeux rougis par les vaisseaux sanguins. Je restais là. Droit, silencieux. Ça la rendait encore plus en colère.

- DIS QUELQUES CHOSES !

À cet instant, elle souleva les bras, les poings fermés, pour se donner un élan et me frapper. Sur le mouvement descendant, ses poings placés comme une massue s’enlignaient directement sur mon visage. Je lui ai attrapé les poignets, plaçant ses poings de chaque côté de son visage. Elle poussait de toutes ses forces. Elle poussait avec ses jambes, la tête baissée. Hurlant, tortillant ses bras. Puis elle cessa. Se redressa, me fixant droit dans les yeux. Haletant, sa poitrine se gonflant au rythme de sa respiration, rapide. Elle me somma de la lâcher. Ce à quoi j’ai répondu calmement que je la lâcherais que lorsqu’elle se serait calmée.

- Je t’hais Tonino. Elle n'avait plus l’énergie de se battre. Ses yeux étaient remplis d’eau
- Je t’hais aussi, Julia. Tu as gâché ma vie. Pire, je ne peux même pas te tuer.

La colère dans ses yeux se dissipa à ce moment-là. Elle continuait d’avoir le regard fixé sur le mien. Lentement, je relâchai mon emprise. Dans un regain d’énergie, elle vint saisir mon visage de ses deux mains pour ensuite venir brusquement poser ses lèvres sur les miennes. En forçant l’ouverture pour enfoncer sa langue dans ma bouche. Dans un geste aussi brusque que le sien, je la soulevai du sol, ses jambes vinrent entourer mon bassin alors que je la retournais pour l’appuyer contre le mur. Elle se dégagea le temps d’un instant pour réitérer qu’elle me détestait profondément. Ce à quoi je ne répondis qu’en agrippant ses fesses plus fermement. Elle me mordit la lèvre en reculant sa tête. Elle souris en léchant ses lèvres teintées rouges, de mon sang. Toujours appuyée contre le mur, elle ôta sa camisole. Puis elle m’arracha mon chandail. Laissant un instant ses mains glisser sur mon torse qu’elle regardait, elle dirigea sa bouche vers mon cou qu’elle embrassa plus doucement, avant de recommencer à me mordre, en plantant ses ongles dans ma peau.

- Tu es complètement folle.

Elle fronça les sourcils en lichant ses lèvres.

- Bien plus que tu penses.

Puis elle repris ma bouche avec la sienne. Entre chaque baiser, elle prenait le temps de me rappeler combien j’étais un pauvre con, une ordure, qu’elle me détestait. Je ne manquais pas de lui répondre qu’elle était une petite Reine, une égoïste, une conasse de première. Et à chaque insulte, la tension sexuelle entre nous montait. On parcourait nos corps maintenant nus, explorant ce désir brûlant, alimenté d’injures et de haine réciproque.

Un peu plus tard, couché par terre, Julia avait la tête posée sur mon torse, traçant des cercles avec l’ongle de son index, pesant plus fort parfois, plus tendrement à d’autre moment.

- Va pas t’imaginer des choses Tonino. Je t’hais toujours. Elle avait dit ça, sans même tourner la tête vers moi.
 
De mon coté, je laissais mes doigts glisser sur son dos

- Je suis pas une conne tu sais. Tout ça, c'est l’adrénaline, le sexe, c'est un exutoire.
- Tu utilises souvent les gens comme ça?

Elle se tourna sur le ventre pour me regarder.

- Pourquoi tu ne peux pas m’accompagner à Hamilton, j’aurai besoin d’un garde du corps non? Sa curiosité était plus forte que tout.
- Vieille histoire. Je n’y suis simplement pas le bienvenue. Tu sais on gravit pas les échelons sans se faire quelques ennemis. C’est comme une partie d’échec. Faut savoir placer ses pièces, ultimement, accepter d’en sacrifier. Idéalement sacrifier celles de l'ennemi.

Elle déposa ses lèvres chaudes sur mon torse. Une fois, deux fois, plein de fois. Plantant ses ongles dans mon épiderme.

- Combien?
- Combien quoi?
- Combien en as-tu tué?
- On parle pas de ça Julia. J’en sais rien.
- Menteur.
- Qu’est-ce que ça change anyway?
- 4? 5? Parle moi au moins du premier.

J’ai soupiré. Résigné, je lui racontai mes débuts dans la famille. Comment j’avais commencé comme simple coursier, pour ensuite commettre de petits crimes, et gagner la confiance tranquillement. Elle m’écoutait en faisant glisser ses doigts sur mon torse, dessinant des petits cercles.
 
- Mon premier, c'était à 19 ans. Le mec qui devait faire le boulot a hésité, il était nerveux, j’étais le backup, mais moi j’avais pas peur. J’avais rien à perdre. Je suis entré dans le salon de coiffure et ai tiré trois balles dans la tête du pauvre type assis dans la chaise. Comme dans les films. Je suis ressorti aussi calmement que j’y étais entré, laissant tomber mon arme. J’ai impressionné par mon sang-froid, mon calme, mon détachement. Je n'ai pas arrêté depuis.
- C’est horrible.
- Chamfort a dit: « on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur »
- C’est barbare.
- C’est une question d’équilibre, d'honneur. It’s about business, about surviving. The stronger wins, les maillons faibles périssent. Le choix, on le fait en entrant dans le milieu. On vit toute notre vie avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
- Tu es beaucoup plus intelligent que tu en as l’air, tu sais. D’où tu sors toutes ces phrases et ces mots?
- Thank you I guess… j’imagine que c’est parce que je lis beaucoup?  

Elle me regrimpa dessus. Rapprocha sa bouche de mon oreille et murmura; « Read me. ». Sa bouche goûtait le miel, sa peau avait la douceur de la soie, sentait le lilas. J’aurais voulu un instant que le temps s’arrête. Que tout s’efface. La journée passa en un éclair. Tantôt nus, tantôt amants, d’autre fois à se crier des noms. Deux tempéraments bouillants, le chaos.

Les heures devinrent des jours. Une routine s’installa. Tantôt, on s'engueulait, puis on faisait l’amour. Tout était contrôlé par la rage, l’impulsion. Un soir, alors que je lisais, elle est venue s’installer dans le divan de l’autre côté de la table base. C’était une grosse table en bois massif. Sur le dessus, des motifs gravés en genre d’arabesque laissaient parraitre l’usure du temps. Mais surtout au centre, tronait un gros jeu d’échec en marbre. La base devait peser à elle seule 50 à 60 lbs. Elle replaça quelques pièces. Puis me regarda.

- Tu veux jouer ?
- Tu sais comment ?
- J’ai souvent regardé mon père, mais au pire, tu peux m’expliquer.
- C’est très simple, ça demande juste un peu de logique et de prévoyance. L’objectif est de contraindre le Roi, l'amener à ne plus pouvoir se mettre à l'abri. Les pions bougent d’une case vers l’avant, ou en diagonale pour manger une autre pièce, les fous en diagonale sur leur couleur, les cavaliers en L, les tours devant, derrière, gauche, droite.
- Et la Reine ?
- La Reine ?, elle fait ce qu’elle veut, sauf des L.
- Alors, je serai la Reine.

Je souris. Elle me fit un clin d'œil.

- Et le Roi ? Elle posa son index sur la croix surmontant la pièce.
- Le Roi, lui, ne peut bouger que d’une case à la fois. L’idée, c'est d’éliminer les pièces des autres pour isoler le Roi et le mettre échec et mat. Ça veut dire qu’il n’a plus aucunes options et qu’il est mort. Celui qui met le roi de l'autre, mat, gagne.
- D’accord, donc si je résume, la Reine c’est la plus forte, il faut tuer le Roi et on utilise les pions pour intimider l’autre. C’est un peu comme dans la vraie vie, tu ne trouves pas ?
- Si on veut. Donc, si t’es la Rine, ça fait de moi un Roi, et je dois essayer de ne pas mourir.
- Calme-toi Caligula.
- Il était Empereur lui, pas Roi
- Oui, mais il était fou, lui aussi.
- T’es beaucoup plus intelligente que tu laisses paraître toi.
- Allez joue.

Elle sourit à son tour. Je débutai en bougeant le pion devant la reine de deux cases. elle m'imita ensuite. J’ai alors déplacé le pion qui était à sa gauche également de deux cases.

- Pourquoi tu fais ça ? Je vais manger ton pion ! C’est stupide. Puis, elle déplaça son pion vers le mien qu’elle rangea sur le côté. 1-0 !
- Y a pas de points. Et ce n'est pas stupide, c’est le Queen’s Gambit, ça ouvre le jeu, mais aussi maintenant si je déplace mon pion de droite, j’ai l’avantage du centre, et toi ton pion ne protège plus rien. J’aurai deux pions pour placer mes autres pièces et controler le jeu.
- Donc tu as sacrifié un pion dans le seul but d’être dans une position de force.
- Oui. C’est l’intention, on verra ensuite comment les choses se déroulent.

On a continué la partie. Elle s’est énervée à plusieurs reprises. Quand j’ai mangé ses deux cavaliers, ensuite quand j’ai mangé sa Reine. Elle s’est énervée quand un de mes pions a été promu au rang de Reine en atteignant la rangée du fond.

- T’ES QU’UN TRICHEUR! MAUDIT RITAL! TU ES CERTAIN QUE TU AS LE DROIT DE FAIRE ÇA?

Finalement, je l’ai mise échec et mat. Elle s’est levée et s’est mise à dire que ce jeu n’avait aucun sens. Elle a ensuite poussé mon roi sur le côté. « Tiens. C’est toi qui l’a dit, la Reine est plus forte que le Roi. » Puis, elle est partie et a claqué la porte de la chambre dans laquelle elle avait décidé de dormir ce soir-là.

Un matin, elle cassait de la vaisselle, criant qu’elle voulait retourner chez elle, puis elle fut interrompue lorsque le téléphone sonna. C’était Carmine. En premier lieu, il m’annonça qu’une entente était intervenue avec la famille Scalabrini. Je me rendrais en Argentine pour régler des intérêts communs. Ensuite, je m'exilerais en Italie pour un moment. J’aurais un faux passeport et des billets d’avion. Pour Julia, on devait rejoindre Carmine dans une église à Timmins. Il me donnerait les documents, et partirait avec Julia, elle se rendrait chez des cousins à Hamilton en attendant que je complète ma part du marché. Je passai ensuite le téléphone à Julia, son père voulait lui parler. Elle est sortie sur le balcon. Cigarette à la bouche, elle parlait en longeant la rampe. Des aller-retour incessants. J'ai décidé de ne pas sortir, cette discussion ne m’appartenait pas. Je voyais qu’elle s’emportait par moment. Fidèle à elle-même, lorsqu’elle eut fini l’appel, elle brisa le téléphone contre la rampe. Regarda vers le lac et jeta sa cigarette. Puis, elle rentra. Doucement. Presque sur la pointe des pieds. Elle me regarda un instant. Pris une cigarette qu’elle alluma aussitôt. Elle se dirigea vers la cuisine, récupéra un balai et commença à ramasser les assiettes cassées. Je me dirigeai lentement vers elle pour lui donner un coup de main. Aussitôt, j'ai remarqué ses joues rougies, ses yeux gonflés.

- Ça va Julia ?
- J’ai l’air d’aller ? Elle avait répondu d’un ton sec. Fâchée. Je ne veux pas aller à Hamilton. Je veux rentrer chez moi.
- C’est temporaire Julia, quelques jours et je m’assure que tu retournes rapidement chez toi.
- Pourquoi es-tu aussi gentil avec moi ? Tu devrais m’haïr.
- Je te hais autant que tu me hais… Mais tu es la fille de mon boss, tu l’étais hier, tu l’es aujourd’hui, et tu le seras demain aussi. Et quand bien même, je te détesterais pour l’éternité, tu seras toujours pas loin. Force est d’admettre que je te connais très peu. Mais je pense que tu es une bien meilleure personne que tu le laisses paraître.

Elle sourit. J’étais accroupi près d’elle à ramasser la porcelaine éparpillée en mille morceaux. Elle en profita pour me pousser. Je tombai immédiatement à la renverse. Ce qui la fit rire un peu. Elle déposa alors les morceaux d’assiettes qu’elle tenait dans un sac vert. Se releva pour venir s’assoir sur moi. Sans explications, sans raison, elle recommença à m’embrasser. Enleva sa camisole pour coller son corps contre le mien. Je laissai mes mains glisser le long de son dos, pour agripper ses fesses. Elle me murmura à l’oreille; « Je t’hais quand même. » Je souris à mon tour. Puis en serrant un peu plus ses fesses, je lui répondis ; « Et je pense encore que tu n’es qu’une petite Reine capricieuse… Mais tu embrasses bien » À ce moment, elle me mordit la lèvre, à nouveau. Avant d'enchaîner avec un « sale con ». Puis, elle enfonça sa langue dans ma bouche. Nous nous sommes endormis sur le tapis du salon.

Au matin. Nous avons fait comme si de rien était. Nous nous sommes douchés chacun notre tour. Elle continuait à déambuler à moitié nue, en préparant le café, ramassant ses vêtements. On a fait un dernier tour pour être sûr que tout était propre et en ordre. Puis, nous sommes repartis. On avait trois heures de route à faire. Elle regarda dehors durant presque toute la durée du trajet. En silence. Les pieds relevés sur le haut du coffre à gant.

Arrivé à destination, je me suis garé devant l’église. Il faisait gris, le bruit du frein à main est venu briser le silence qui régnait. Deux corneilles s’envolèrent du clocher en poussant des cris stridents. L’église était située tout juste à l’entrée de Timmins. Ceinturée de champs, elle n’avait que pour stationnement, une grande bande de gravier. Julia peina à marcher avec ses talons hauts. À chaque pas, un peu de poussière de roche venait tacher le bas de nos jambes.

Nous sommes entrés dans la petite église. Modeste de l’extérieur, l’intérieur était magnifiquement bâti. Du détail des colonnes aux couleurs des vitraux à l’immensité de sa voûte. Cette église n’avait rien à envier aux autres. Carmine était assis au troisième banc. Facile à reconnaître avec son manteau long et son chapeau brun. Cliché. En avançant vers l’allée, je pris le temps de tremper mes doigts dans l’eau bénite, fit un petit signe de croix sur mon torse et me dirigeai vers Carmine. Les pas de Julia résonnent fort dans la voûte, ses talons claquant sur les tuiles à chaque pas. Je me suis installé à côté de lui. Julia, se glissa dans la rangée derrière. Elle est venue briser le silence en faisant tomber l’appuie genoux. L’écho a résonné quelques secondes avant de se dissiper. Elle s’est agenouillée et a entamée un «Je vous salue Marie»

«Je vous salue Marie, pleine de grâce ;
Le Seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes»

Carmine la regarda, en fronçant les sourcils, regarda vers le plafond en faisant un signe de découragement, puis me tendit une enveloppe scellée. Dessus, il n’y avait que mes initiales. AR

- Ça brasse en Argentine?
- C’est le meilleur deal qu’on a pu faire. You can’t come back to Montreal, for now.
- She’s safe?
- Don’t worry ‘bout her.

« Priez pour nous, pauvres pécheurs »

- I’m sorry. J’avais baissé la tête, résigné. Carmine était un mentor pour moi, aussi celui que je n’aurais jamais voulu décevoir.
- I am too. Il me tapa l’épaule. Puis se releva. Je restai assis. Puis en passant devant moi, il déposa sa main droite sur mon épaule.
- Sois pas si dur envers toi. Sei il figlio che tutti desideriamo. Be tough.
- Merci Carmine.
- Je suis juste le messager moi. I’m doing my job, don’t thank me.

Puis, il s’est éloigné, sommant Julia de le suivre. Elle, elle continuait ses vers, lui fit signe de la main de s’en aller.

« Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. »

J’entendis les grosses portes de l’église se refermer. L’enveloppe en main, je m’adressai à Julia.

- Tu vas faire un chapelet complet ?

« Sainte Marie, Mère de Dieu,
Priez pour nous, pauvres pécheurs, »

J’ouvris l’enveloppe pour en consulter les documents, un nouveau passeport et des billets d’avion, c’est le genre d’infos qu’il faut maîtriser avant d’en faire usage. En penchant l’enveloppe,  en sorti, en glissant, des bouts de papier blanc et deux photos. Je regardais la première, c’était le visage d’Aldo, en la retournant, je constatai qu’il y avait la date de sa mort, écrit à la main, à l’encre bleue. J’ai pris l’autre photo, c’était la mienne. « Maintenant, et à l'heure de notre mort. » Surpris, je l’ai retournée, il y avait une petite phrase en italien d’inscrite. « Un figlio, contro un altro » Un fils, contre un autre. J'ai compris. À ce moment, Julia émit un léger « Amen ». Je relevai la tête puis sentit le métal froid d’un canon venir se poser sur ma nuque.

- Julia?
- Tonino.

Un lourd silence s’installa. J’avais appris avec le temps qu’on ne choisit pas. Chaque jour qui passe est le résultat des décisions prises dans les jours qui ont précédé.

- So this is how it ends?
- Un figlio, contro un altro.
- Je pensais que tu détestais tout ça.
- You taught me well… L’honneur de la famille, la business. C’est comme aux échecs; Nigel Short a dit; « Chess is ruthless: you’ve got to be prepared to kill people »

Elle avait cette assurance dans la voix.

- You’re way smarter than you look, Julia. J’aurais dû apprendre à te connaître avant...
- Don’t… I hated you before… Je te déteste toujours autant aujourd’hui. Je te détesterai toujours demain.
- Do it.
- Shut up! Comment t’as fait ?
- How did I do what?
- Je t’hais depuis toujours… Mon père t’as toujours fait passer pour le fils qu’il aurait voulu que je sois. J’étais jalouse, puis la tu arrives, tu tues mon chum, tu me sauves la vie, tu m’as presque fait tomber en am..
- Arrête. You talk too much. Pull the trigger.
- Stop telling me what to do! C’est ta faute si on en est là… Ta faute si je suis ici. It’s all about surviving, remember? On sacrifie un pion, on ouvre le jeu avec les Scalabrini, on se met en position de force.
- The black pawn in the Queen’s Gambit. Tu es pleine de surprise Julia.
- Tu savais qu’en tuant Aldo tu avais signé ton arrêt de mort.
- Et maintenant vous aller être en paix avec les Scalabrini?
- Non, mais ça ils ne le savent pas. Sun Tzu a écrit: « Un ennemi surpris est à demi vaincu. »


Je souris. Un léger silence s’installa. L’église, vide, lourde, le craquement de la structure sous la force du vent. La respiration rapide de Julia.

- Tu as bien cachée ton jeu…

Elle sourit, puis poussa un peu plus fort sur ma nuque.


- 29.
- Quoi?
- Tu voulais savoir combien j’en avais tué. 29.
- Toutes les pièces, sauf les deux Rois et…

Je sentis le canon se décoller légèrement de sur ma nuque.

- La Reine.

Elle rappuya l’arme derrière ma tête en appuyant plus fort. Sans trembler, avec insistance. Elle a enchainé ;  

- I’m sorry, Babe.
- Moi aussi Julia.
- Échec.
- Et mat.

BAM.

Sa tête, en éclat, fut projetée vers l’avant. Un mouvement net, sec. Inerte, son corps, bascula sur le côté droit. S’appuyant sur l'accoudoir au centre du banc d’église. Julia se leva doucement.

BAM.

Dans la plus pure tradition, elle ajouta une autre balle dans sa tête. Déjà mort. Ses pas résonnèrent dans la voute. Elle s’arrêta au Bénitier, se retourna, regardant la série de bancs, parfaitement alignés. Elle plongea deux doigts dans l’eau bénite, les ramenant ensuite vers son front, où elle dessina deux traits en forme de croix. En fixant le Christ au dessus de l’autel, elle murmura ; « nel nome del Padre e del Figlia e dello Spirito Santo(au nom du Père, de la Fille et du Saint-Esprit)». Le bruit des pas repris, la grosse porte résonna à son tour.

Une marre de sang se formait tranquillement sur le carrelage. La photo d’Aldo, flottait sur fluide rouge. Sur le banc, le corps d’Anthony était immobile, impassible. Tenant toujours dans une main, sa photo, son pouce recouvrant son visage. Sans musique, ni fanfare, sans éloges, sans larmes ni sanglots. Puis le silence, fût rompu à nouveau.  

BAM.

Dehors, le Westfalia s’éloignait, dans un nuage de poussière. De la Lincoln Continental de Carmine, un panache de fumée noire s’élevait, alors que sa tête, appuyée sur le volant, faisait retentir le klaxon.

« Les échecs sont plus proches de l'art de l'assassinat que de l'art de la guerre. » - Arturo Perez-Reverte





 

 

Next
Next

L’accident.