Fiction Michel Greco Fiction Michel Greco

Échec, et mat - Une histoire de crime.

[…] Elle avait les yeux tout écarquillés. Elle tremblait. Blêmissait. Je la maintenais debout, puis l’ai guidée vers une chaise. […]

« Les échecs, c’est le mouvement de pièces se mangeant l’une l’autre » - Marcel Duchamp

- Échec…
- Et mat.

BAM.

BAM.

10 jours plus tôt.

J'étais assis sur la terrasse du petit café où j'avais l'habitude de me rendre à chaque matin. Je lisais un roman de Stephen King quand Carmine est arrivé. Sans dire un mot, il s’est assis devant moi, déposant lentement son espresso sur la table. Il prit une gorgée, regarda autour, et s’appuya sur la table pour attirer mon attention. Ce faisant, il avait fait tomber les pièces du jeu d’échecs qui trônait au milieu. Il se mit à les replacer en s’adressant à moi.

- Tonino, toujours en train de lire?  

Je déposai mon livre doucement, prenant bien la peine de replacer le signet. Je relevai la tête pour le regarder, puis souris.

- Comme toujours Carmine. Tu devrais essayer un jour.

Il sourit. Puis se cala sur sa chaise, et repris une gorgée de café.  Les pièces étaient maintenant parfaitement alignées.

- Tu veux jouer une partie?
- Non, non ça va, c’est comme les livres. Il sourit à nouveau, puis il enchaîna. Tu connais Vitalli Spinosi?
- Spinosi, Spinosi. C’est un gars dans la mi-vingtaine, petit bandit sans importance, il deal parfois à l’entrée des bars et fait des petites jobs pour les Scalabrini. On a des soucis avec lui?
- Tu vois, qu’il vende de la marchandise devant les bars c’est une chose. On a avertit Mauricio déjà. Là, il tourne autour de la fille de Sal. Il lui achète des choses, lui fait faire des balades en décapotable. Mais, ce n’est pas un type pour elle. Elle est responsable, sérieuse. Il est dangereux, le Patron a peur qu’il lui arrive quelque chose, tu comprends.
- Tu veux que je lui parle, le brasse un peu encore, le convaincre de prendre ses distances.
- Non. Non, tu vois, il avait déjà deux prises. Tu aimes le baseball hein?
- Oui oui, comme tout le monde. Go Yankees.

Il sourit.

- Maintenant il en a trois. Les Scalabrini ne veulent pas repartir en guerre. Les choses vont… Correct. On a fait un accord. Tu connais Aldo?
- Aldo Scalabrini? Le fils de Mauricio? Ouais, chic type, même si il est pas dans le bon clan. On dit de lui qu’il est efficace, sans failles.
- Perfetto. Vous allez faire équipe, c’est ça le deal. Vitalli ne dois plus être un problème.
- Je travail seul Carmine.
- On essaie de créer quelque chose Tonino. Pour le bien de tous. Fait comme on demande, capiche?
- Compris.

Il me glissa un papier. Se leva tranquillement, me salua et quitta la terrasse. Sur le papier figurait le numéro de téléphone d’Aldo. Je l’ai replié, puis l’ai placé comme signet dans mon livre. J’ai tranquillement terminé mon espresso, puis j'ai quitté la terrasse à mon tour.

Les préparatifs étaient simples, on connaissait plutôt bien les allées et venues de Vital. On allait se cacher dans son condo le vendredi pendant qu’il faisait la fête. À son arrivée on allait exécuter le plan, prendre la fuite chacun de notre bord et s’éclipser pour quelques semaines. J’avais un billet pour l’Italie, Aldo le Vénézuella. Un plan béton.

S’introduire dans le condo de Vitali fut un jeu d’enfant. Aldo était maître dans l’art du décryptage électronique, à l'aide d'un petit ordinateur il a su déverrouiller la porte en quelques secondes. Sans grandes surprises, aucun système d’alarme. Vitalli se croyait au-dessus de tout, invincible. On s’est simplement positionné de l’autre côté du comptoir qui faisait face à l’entrée et on a attendu. 1 heure… 2 heures… 3 heures… Puis, le son électronique du déverrouillage de la serrure. La porte s’est ouverte doucement, il est entré en sifflant, a lancé sa veste vers le divan puis a allumé la lumière.

Pfiout Pfiout Pfiout Pfiout
Pfiout.

Son corps s’est écrasé au sol. Il n’a même pas eu le temps de réagir. Mes deux tirs ont atteint Vitali en plein poitrine, les deux premiers d’Aldo ont atteint sa poitrine, son épaule, puis le troisième en pleine tête. Vite fait bien fait. Par soucis du travail bien fait, on s’est approché de lui, puis je lui ai tiré une autre balle dans la tête. aucune réaction, il était bien mort.

C’est à ce moment-là que les choses ont pris une tournure inattendue.

Alors qu’on rangeait nos armes. La porte d’entrée s’est ouverte.

- Hey Babe, tu aurais pu m’atte…

Elle a figée. Voyant le corps au sol, le sang, les deux gaillards debout armes à la main. Aldo à immédiatement levé le bras pour pointer son arme sur elle. C’était un homme de procédure, méthodique, sans failles qui respectait le protocole établi. Élevé dans les plus grandes traditions. Pas de témoins. Je savais très bien qu’il n’hésiterait pas une seconde et ferait feu. Je savais surtout, aussi, qu’il ne la connaissait pas. Mais moi, dans la fraction de seconde où tout s’est passé, j’ai reconnu sa voix, son visage, son regard. Et dans un ralenti presque cinématographique, pendant que se levait le bras droit d’Aldo, prêt à faire feu. Mon regard a brièvement croisé celui de Julia. La peur, la stupéfaction, l'incrédulité habitaient ses yeux azur. Son sourire se crispait alors que tout son corps essayait de freiner son mouvement.

Pfiout Pfiout Pfiout.

Le corps s’est lourdement écrasé au sol. Tout juste à côté de celui de Vitali, gisait maintenant celui d’Aldo Scalabrini. Ma vie venait de prendre une direction complètement différente. Je me précipitai alors vers Julia et lui posai une main sur la bouche en fermant la porte.

- Chut Chut Chut… Julia Julia…  

Elle avait les yeux tout écarquillés. Elle tremblait. Blêmissait. Je la maintenais debout, puis l’ai guidée vers une chaise.

- Je peux retirer ma main ? Tu ne vas pas crier ?

Elle me fit signe que ça allait. J’ai lentement décollé ma main. Elle respirait vite. Me regardant, puis regardant le cadavre de Vital, me regardant à nouveau. J’ai senti l’effroi dans son regard. Elle voulait parler mais aucun mot ne sortait.

- Ça va, ça va Julia. Qu’est-ce que tu fais ici?
- Je… Je… Qu’est-ce que tu crois? Son ton venait de changer. Dans la panique, la colère s’emparait d’elle.
- Ne te fâche pas. Reste calme. Tu connais plus que quiconque la game Julia. T’étais pas supposé être là.
- Bordel Tonino! Pourquoi? elle me frappa le torse violemment. Elle allait récidiver mais je lui saisi les deux poignets.
- Lâche moi! Espèce de brute. Sale con! Attend que mon père apprenne ça.
- Julia Julia calme toi. Ton père est au courant.
- FUCK! Vous.. Vous auriez pu m’avertir!
- Voyons, Ju. Tu sais comment ça fonctionne. Réfléchi un peu. Je m’emportais à mon tour.

À cet instant précis je me suis demandé si je ne devais pas récupérer l’arme d’Aldo et lui tirer une balle dans la tête. Je pourrais ensuite me sauver en Italie et refaire ma vie. Enfin je chassai cette idée quand, ayant un peu relâché mon emprise sur ses poignets, elle réussit à libérer sa main droite et me décocha un coup de poing sur la mâchoire. Ma réaction fut disproportionnée. Je l’ai giflé violemment, elle est tombée sur le sol. Elle respirait vite, se tenant la joue. Elle me regardait, comme un fauve. Enragée. Je sentais la colère monter en elle. Puis je lui tendis la main.

- Viens, on doit partir. Maintenant.

Elle se releva, sans mon aide.

- Je ne rigole pas Julia. On doit s’en aller, viens avec moi, je te promets que tu es en sécurité. Je vais aller faire un appel, on verra ensuite ce que l’on fait.
- Tu vas regretter cette gifle.
- Je sais, mais pour l’instant, on doit partir.

La seule personne en danger, c’était moi. J’avais failli à ma mission. Enfin, pas complètement. Mais Julia ne devait pas être là, et surtout, Aldo ne devait pas mourir. Enfin, après avoir accepté de me suivre, nous avons pris ma voiture, que nous sommes allés garer sur un petit chemin perdu dans le secteur industriel. J’ai tôt fait de la faire brûler. C’était la procédure. Nous nous sommes ensuite dirigés à pied vers les quais. Je savais que là, je trouverais un téléphone publique. Meilleures source non traçable pour un appel important.

La cabine téléphonique était vieille. La plupart des fenêtres étaient soit brisées, soit grafignées, soit couvertes de graffitis. J’insérai deux pièces de 25 cents et appelai Carmine. Julia était appuyée sur la cabine, elle fumait une cigarette. J’ai laissé trois coups sonner. Puis ai raccroché, mes pièces sont retombées, j’ai immédiatement rappelé. Après le timbre, Carmine a répondu.

« Patron? »
« Tout va bien? »
« Oui oui, enfin, le colis est arrivé à destination. »
« Parfait. »
« Presque… Il y avait une boite de trop… »

Un lourd silence se fit entendre. Ce qui m'a paru une éternité.

« Patron? »
« Le paquet de trop ce sont les bijoux? » C’était sa façon codé de demander si c’était Julia qui était là.
« Oui. Je les ai gardé avec moi. »
« Et ton assistant ? »
« J’ai dû congédier mon assistant, il voulait se débarasser du colis… »

Un autre long silence. Il respirait fort. Le connaissant, je savais qu’il n’était pas content du tout. Il allait avoir besoin de temps. Moi, j’allais avoir besoin d’un plan. Et vite. La présence de Julia avec moi était la seule chose qui me permettait maintenant de rester en vie.

« Écoute bien ce que je vais te dire ; trouve une voiture. Prend les bijoux et allez à Little Long Rapids, au chalet, va te reposer un peu. Demain on se reparle et je te dirai quoi faire avec le Colis. Mais ça risque d’impliquer de le ramener à Hamilton. »
« Hamilton? I can’t »
« I know.. Écoute. FUCK! Laisse-moi réfléchir. Va à Little long Rapids. Rappelle-moi de là bas. On va réfléchir entre-temps. Je vais parler à Sal. »
« Ce serait pas plus simple si j’allais à Lake Georges? En passant par la réserve? Et ensuite j’irai porter les bijoux à New-York. Et je continuerai ma route vers le sud. »
« Non. It’s worst than Hamilton right now… »

Voilà qui scellait mon destin. Si je ne pouvais aller à New-York, c’est qu’on était en mauvaise posture.

« I messed up? »
« Oui. Protège les bijoux. That’s all you have left now. Capiche? »
« Capiche. »
« Hey Kid. »
« Oui? »
« Be careful, she’s way smarter than you might think, and way more than she will let you believe. »
« Compris. Merci Car.. Merci Boss. »

Il a raccroché. Je regardai Julia à travers la vitre. Éclairé par un vieux réverbère au tungstène. Elle s’allumait une 3e cigarettes. Je posai le combiné et sorti de la cabine. Elle me regarda. Sa première réaction a été de m’offrir une cigarette. J’ai refusé.

- Alors Michael Corleone. On fait quoi là?
- Tu te trouves drôle?
- Je sais même pas ton vrai nom, tout le monde t’appelle toujours Tonino.
- Ça fait 10 ans qu’on se connait et tu ne sais toujours pas mon vrai nom? Tonino, ça ira. On va commencer par trouver une voiture. Ensuite on part pour l’Ontario. Faire baisser la chaleur.
- Sérieux? Pas le chalet à Little Long Rapids?
- Tu l’aimes pas?
- C’est ennuyant là bas, à peine de réseau et rien à faire.
- C’est parfait pour se faire oublier.
- Toute ta faute aussi… Bien intelligent de tuer Aldo Scalabrini.

Je l’ai attrapée par le collet de sa veste et l’ai écrasée contre la cabine.

- Écoutes-moi bien p’tite Reine. Le pétrin dans lequel on se trouve, c’est de TA faute. TU étais à la mauvaise place, au mauvais moment. Si j’ai tué Aldo c’est parce qu’il allait te coller une balle dans la tête et j’ai choisi notre famiglia plutôt que la logique. Donc là, tu vas arrêter avec tes conneries et tu vas faire ce que je te dis de faire, capiche, Fait moi pas regretter?
- Tu sais que tu es mignon quand tu te fâches?
- Tu sais que tu es vraiment une sale conne. Elle m’a sourit.
- Alors on sera Bonnie and Clyde ? Je serai Bonnie bien sûr. Elle sourit à nouveau.
- Tu ne prends absolument jamais rien au sérieux hein ? Et d’abord Bonnie and Clyde volaient des banques… Et par-dessus tout, ils étaient un couple.
- Ark. D’accord mauvaise référence… Telma et Louise?   

J’ai roulé les yeux puis l’ai lâchée. Je suis rentré dans la cabine. Je devais trouver une voiture. J’appelai un ami qui revendait des vieux Westfalia. On a lancé nos cellulaires dans le fleuve, je me suis débarassé de mon colt 45 et on s’est mis à marcher. elle avait des talons haut et peinait à me suivre. J’ai ralentis et engagé la discussion.

- Comment ça se fait que tu connais Aldo? Parce que lui de toute évidence ne te connaissait pas.
- Je connais tout le monde, qu’est-ce que tu crois. Tu te souviens je suis la fille de qui? Aussi, je l’ai déjà croisé dans un mariage. J’ai une excellente mémoire des visages et des noms, quand les gens en ont un.
- Anthony Rizzo. Mais pour toi, Tonino ça ira.
- Bon… C’était pas si difficile. AR.

Aucun de nous deux ne reparla avant un bon moment. Deux heures plus tard on roulait sur la 117 en direction de l'Ontario dans un Westfalia brun et orange, en bon état. Un lit y était aménagé à l’arrière. Ce n'était pas le confort extrême, mais au moins, on pourrait aller pas mal n’importe où.

On a observé un silence qui a duré au moins trois heures. J’étais concentré sur la route, elle, elle enchainait les cigarettes. Elle avait cette désinvolture qui me choquait. Nos vies étaient entre parenthèse et elle, elle se tenait là, évachée dans le siège capitaine. Les pieds sortis par la fenêtre comme si de rien était. Je n’avais qu’une seule envie, le jeter en dehors de la voiture en marche. Au même moment, elle a allumé la radio. Déjà loin de la ville, on ne captait que des bribes de conversations de radio parlée. Au bout de quelques minutes à entendre des morceaux de phrase et du bruit. Julia s’est emportée. Éteignant la radio et donnant un coup de pied sur le coffre à gant.

Au bout de quelques minutes à ruminer, taper du poing et fumer de façon complètement exagérée sa cigarette, elle s’est recalée dans le siège. Prenant de grandes respirations. L’abitacle empestait.

- Quand est-ce que je pourrai parler à mon père?
- Quand on arrivera à destination.
- On aurait pu garder un cellulaire quand même…
- Tu sais bien que non. C’est trop dangereux avec la géolocalisation. Il y a des téléphones au chalet. Si ça fonctionne, tu pourras lui parler.

Elle tourna la tête sans répondre. La route était longue et ennuyeuse. Avec une copilote comme elle, aussi bien être seul.

- C’était un bon gars tu sais… Elle avait parlé sans me regarder, elle fixait toujours l’extérieur, la route, la forêt.
- Aldo ?
- Non idiot. Vitali.
- Tu vois où ça l’a mené…
- Va chier.
- Qu’est-ce que tu lui trouvais anyway? C’était un voyou.
- Arf.. Tu ne peux pas comprendre. C’était pas un voyou comme tu dis. C’était un gars qui profitait de la vie, that’s it. On avait du fun, il prenait soin de moi, mais surtout il ne se laissait pas dicter comme vous par les conneries de règlements, d’honneur et de code à la con.
- Justement, ces règlements, ces codes, cet honneur, c’est ce qui garde les plus sérieux en vie, et essentiellement, c'est ce qui paye pour ta vie de Reine. Tu devrais regarder ailleurs que ton petit nombril.
- Va te faire foutre Rizzo. J’t’hais. J’hais ma vie, j’hais la famille. Vous tuez sans vous soucier des autres. La mort te suis partout où tu passes. Des chums, des maris, des..
- Des Pères, des frères, des fils… On l’est tous, ils le sont tous, dans la vie comme dans la mort. Y’a pas de distinction. On le sait, ils le savent. C’est pas un jeu Julia. C’est comme ça, point. Un jour tu bois ton café tranquille, le lendemain tu es couché par terre dans une flaque de sang.
- T’en as tué combien hein ?
- On ne parle pas de ça, arrête.
- Dis le, espèce de lâche. Combien de fils as-tu tué ? De pères ? D’oncle ? De chums?  Combien hein ?
- Ça change quoi ?
- Tu tues des femmes aussi ? C’est ça qui va m’arriver ? Tu m’amènes au chalet pour me butter ? Parce que je suis devenue gênante pour la famille, c'est ça ?

Et sans avertissements, elle m’a donné un violent coup de poing. Encore. Je me suis rangé sur le bord de la route, soulevant un immense nuage de poussière. Heureusement, on était sur une route de campagne et personne n’avait vu la manœuvre dangereuse qui avait découlé de cette attaque sournoise.  

- NON MAIS ÇA VA PAS ? T’ES FOLLE ?
- C’EST TOUT CE QUE TU MÉRITES, sale fils de pute!

Elle se remis à me frapper. Hurlant qu’elle voulait partir. Rentrer chez elle. Je retenais fermement ses bras pour l’en empêcher. Elle se tortillait, essayant tant bien que mal de se déprendre pour me donner des coups de pieds. Mais rien n'y faisait, elle était coincé sur son siège, et j’arrivais tant bien que mal à la retenir. J’avais le goût du sang dans la bouche et je sentais que je saignais du nez.

- CALME-TOI.
- Je te déteste. Je le sais que tu vas me tuer.
- Arrête avec ça, je ne te tuerai pas, mais arrête de me frapper.

Elle respirait vite. Me toisant, me défiant du regard. Je n’avais jamais vu autant de colère dans un aussi petit visage. Je relâchais tranquillement mon étreinte, à mesure qu’elle se calmait. Puis j’ai essayé de lui expliquer ce qui se passait. Que je faisais ça pour sa sécurité, pour la mienne mais surtout parce que c’est ce qui avait été commandé par son père. La tuer serait l’équivalent d’un suicide, et je n’avais aucune envie de mourir. Elle m’a cracha au visage et alla se réfugier derrière. On reprit finalement la route. Il faisait nuit et la route était extrêmement sombre. N'eut été de la lune, on y aurait rien vu. Une heure plus tard, on arrivait au chalet, sains et saufs, enfin presque.

Même perdu en pleine foret, au bout d’un long chemin accidenté. Le chalet avait fière allure. Plusieurs le considéraient comme une maison de luxe. La porte avant était munie d’une serrure à code, il y avait l’électricité, internet et l’eau courante.

Julia se dirigea immédiatement vers la cuisine. Se prenant à manger, à boire, puis chercha le téléphone. Téléphone qui était en apparence inexistant. En fait, il s’agissait de téléphone prépayés caché dans un coffre, dont seulement quelques personnes connaissaient la combinaison. Après l’avoir ouvert, j’ai vérifié si les appareils fonctionnaient. Une fois la ligne en fonction, j'ai annoncé la bonne nouvelle à Julia qui aussitôt m’arracha l’appareil des mains pour appeler son père.

« Dad!! »

Malheureusement je ne pouvais pas entendre ce qu’il lui disait.

« Non, je vais bien… »
« Non c’est un idiot, je le déteste. »
« Famille ou pas je m’en fiche c’est une brute! »

Elle me fit un doigt d’honneur.

« Non, il ne m’a pas touché. Je pense lui avoir cassé le nez. »
« And I’m your daughter, ça compte pas ça?? »
« D’accord. Oui. Attends. »

Elle me tendit le combiné.

 - Il veut te parler.

Je récupérai le téléphone en la regardant, lui faisant un air de déprime.

« Patron? »
« Tonino. Va benne? »
« Ça pourrait aller mieux disons. On est en sécurité, c’est un début. »
« Écoute; Carmine est sur le dossier, on va parler aux Scalabrini cette nuit. »

Je ne répondis rien. Si j’avais appris une chose avec le temps, c’est que peu de mots, c’est parfois trop de mots et qu’il fallait apprendre à réduire au maximum ce que l’on voulait dire.

« On va trouver une solution, pour l’instant, assure-toi que Julia est bien. On a parlé à la famille à Hamilton, ils vont la recevoir, mais pas tout de suite, laissons quelques jours passer. Need anything ? »
« C'est bon. Les congélateurs sont remplis. Les téléphones chargés, reste plus qu’à attendre. »
« Parfait. Parfait. Rappelle demain, 17:00. Capiche? »
« Capiche. »
« Last thing, enough blood has been spilled ‘cause of this. »
« Understood. »

Il a raccrochém, sans demander de reparler à Julia. Elle était assise sur l’îlot. Buvant une bière et mangeant des chips. Elle me regardait comme si je devais lui faire une annonce extra-ordinaire.

- Alors, capo di capo, mon sauveur dis-moi; On fait quoi maintenant?
- Tu devrais vraiment apprendre à parler moins.

Elle me fit une grimace, avant de caler sa bière. Elle prit la peine de fermer le sac de chips et le ranger.

- Des gens vont me chercher.
- Ne t’inquiète pas pour ça. Pour l'instant, on reste ici. On attend les ordres. On rappelle ton père demain 17:00. Je te suggérerais d’aller prendre une bonne douche et d’aller te coucher.
- Tu es tellement ennuyant. Pas surprenant que tu sois seul.
- Qui a dit que j’étais seul?
- Ça se voit. Come on Tonino. Tu as quoi ? 25 ans max ? T’as l’air d’un gars de 45. Ta barbe pas faite, ton jacket de cuir horrible et passé de mode.
- Peux-tu juste arrêter de parler 30 minutes ? Va te doucher, couche-toi et dors, ou fait ce que tu veux, mais laisse-moi tranquille.
- Et toi ? tu vas faire quoi ?
- Moi, je vais m’installer ici dans le salon, face à l’entrée et m’assurer que tout se passe bien. Ton père m’a clairement fait comprendre que trop de sang avait coulé, j’ai pas trop envie de me le mettre à dos.
- Alors t’es mon garde du corps? Mon Kevin Costner? Je serai ta Withney!
- Dequoi tu parles?
- T’as pas vu Bodyguard?
- Non, rien à foutre.
- C’est ce que je disais, ennuyant à mort.

Elle s’est éloignée. Une première porte s’est fermée. Puis s’est réouverte quelques minutes plus tard. Elle marchait d’un pas lourd. Elle se dirigea vers la salle de bain, une des trois. La porte s’est fermée pour aussitôt s’ouvrir. Elle a crié : « Ne t’avise pas de venir m’espionner sous la douche ». Puis, elle a claqué la porte. J’ai essayé de m’assoupir un peu. Les dernières 24 heures avaient été rudes. J’allais m’endormir quand j’ai entendu la porte s’ouvrir. Ses pas lourds, encore. Elle apparut dans l’embouchure du salon. Entre le salon et la cuisine.
Elle ne portait que sa serviette bien attachée, placée sous ses bras jusqu’à la mi-cuisse. Ses cheveux, détachés, mouillés, longs, lui donnaient un look plus naturel. Je me suis surpris, pour la première fois, à l’observer plus attentivement.

- Tonino.

Elle avait de grandes jambes élancées. Une petite taille, elle devait facilement mesurer 5 pieds 7, 5 pieds 8. Ses yeux bleus perçants détonnaient de ses cheveux châtains, assombris par leur état mouillés. Elle avait le nez retroussé et des lèvres plutôt charnus. Il va sans dire, elle m’énervait toujours autant, mais pour la première fois depuis que je la connais. Je la trouvais jolie.

- Tonino!!

Peut-être était-ce parce que pour la première fois, je la voyais dans un état de vulnérabilité, ou simplement hors du contexte social, en dehors d’une soirée, d’un mariage, d’une fête.

- TONINO!!
- Quoi?
- T’es dans la lune.
- Désolé, je suis fatigué.
- Ouin, tu me fixais, ça va ? Pas habitué d’être avec une femme ? Elle me fixais, mains sur les hanches, je détournai le regard. Puis elle continua;
- Je vais me coucher. Je suis épuisée. Où dors-tu ?
- C’est une invitation ?
- Ark non. T’es si con.
- Je vais dormir ici.
- Tu sais qu’il y a 4 autres chambres hein ?
- Ici, c'est parfait. Merci.
- D’accord. Bonne nuit vieux garçon.
- Bonne nuit Little Queen.
- Va chier, crétin.

Elle est repartie. Quelques instants plus tard, je dormais dans le divan. La nuit fut ardue. J’en ai passé la moitié à me réveiller en sursaut. Rêvant de coups de feu, de cadavres. De Julia. À chaque fois, c'était elle. En serviette, sortant de la douche. Serviette blanche enroulée, attachée sous les aisselles. Serviette blanche entortillée sur la tête. Cigarette à la bouche, marchant d’un pas délicat. Le son continu des gouttes qui se relâchent d’une mèche de cheveux sortant de son enveloppe de cotton. Elle s’arrêtait devant moi, me regardant, fusil à la main, pointé sur mon visage. On aurait dit une pochette VHS d’un film de série B des années 80. Elle retirait la cigarette de sa bouche de la main gauche, puis soufflait un nuage de fumée vers moi. Son regard fixé sur le mien. Puis ses lèvres, contrastantes de leur rouge à lèvre écarlate, s’ouvraient; «Hey Babe, tu aurais dû laisser Aldo me tuer » puis elle appuyait sur la gâchette, je me réveillais en sursaut.

On a passé une première journée à complètement s’ignorer. Faisant chacun nos trucs. Le soir venu, j’ai découvert que le divan était un futon, sans être plus confortable, la nuit suivante avait été mieux. L’odeur du café m’a réveillé. J’ai regardé ma montre, il était 9:27. Le soleil envahissait toute l’aire ouverte. Le bruit d’un frétillement prenait tranquillement toute la place dans mes oreilles. J’ai relevé la tête pour apercevoir Julia. Toujours aussi nonchalante, elle était devant la cuisinière, en petite culotte. Elle faisait cuire du bacon. Le temps d’un instant, je figeai. Je l’observais. J’étais hypnotisé par ce corps, cette fille, maintenant femme, que je m’étais toujours interdit de désirer. Là, se tenait pratiquement nue, devant moi. Fumant une cigarette, faisant cuire du bacon, se tortillant en fredonnant des mélodies pop tout en évitant les éclats d’huile du bacon. Tout de ce moment était sensuel, sa posture, ses mouvements, la lumière qui habillait ses courbes.    

J’essayai de chasser cette image de ma tête. J’ai saisi mon paquet de cigarettes et me suis dirigé vers l’extérieur. En sortant, je me suis retourné vers elle ;

- Tu pourrais au moins porter un chandail.

Je lui ai lancé cette remarque au moment où je refermais la porte. Ce à quoi elle a répondu par un doigt d'honneur, sans même se retourner.

En sortant, je me suis dirigé vers le quai de bois qui surplombait le lac. C’était une longue passerelle, étroite, qui débouchait sur un large quai d’environ 30 pieds par 30 pieds, agrémenté de bancs et de quelques tables, défraîchis par l’usure du temps. Si le bois, gris, avait besoin d’un vernis, le reste de la structure semblait encore très solide. Je me suis assis au bout, face au lac, les pieds dans le vide. Cigarette aux lèvres, j’appréciais cet instant de calme absolu. Au bout d’un moment, une fois ma cigarette terminée, qu’en toute insouciance, j’ai lancé dans le lac, je me suis posé à plat, sur le dos. Je regardais le mouvement des nuages, découpant le ciel bleu. Seul le bruit des vagues sur la berge, de la faune et du vent dans les arbres occupait mon esprit. Puis au bout de quelques minutes. Des pas. Légers. Des craquements de planches. Puis une silhouette. Des cheveux, au vent, un chandail, court, ondulant.

- Hey Babe! Tu veux des œufs et du bacon ?

Elle se tenait au-dessus de moi. Une assiette à la main. J’ai levé la main pour cacher la lumière et la voir un peu mieux.

- Ne m’appelle pas comme ça, je ne suis pas ton Babe…
- On est grognon le matin ? D’abord, tu n’apprécies pas de voir mes seins, là, tu chiales contre les petits mots doux…
- Tu ne prends rien au sérieux hein ?
- Si, parfois. Mais là, on est pris ici ensemble pour, je ne sais combien de temps. Alors soit on se fait chier, soit on trouve un terrain d’entente et on essaie de passer un peu de bon temps. Tu l’as dit, mon père ne veut plus de cadavres.

Je me rassis, d’une part parce que je me cassais le cou à essayer de lui parler en la regardant, mais aussi parce que je préférais être devant elle et la voir complètement que de risquer qu’elle me laisse tomber son assiette sur la tête. J’avais encore mal à la mâchoire des deux coups de poings de l’avant veille.

- Il y a du poison dans ces œufs?
- Què catso poison? ‘Fangulo Tonino.

Elle lança l’assiette dans le lac avant de tourner les talons et retourner vers le chalet. Ses pas étaient beaucoup plus lourds qu’à son approche. Je me suis levé et me suis lancé à sa poursuite, je n’avais pas envie qu’elle barre la porte ou qu’elle aille prendre un couteau ou je ne sais trop quoi pour essayer de me faire mal.

- Julia attend c’était une blague!
- Va chier!!!

Elle entra dans le chalet en prenant bien soin de claquer la porte. J’entrai tout de suite après. Elle s’était dirigé vers la chambre où elle s’était installée. En entrant, j’ai remarqué combien elle avait laissé la cuisine en bordel. Ça m’a un peu énervé.

- Julia!! Arrête de faire l’enfant ! Tu l’as dit toi-même, on doit trouver une façon de s’entendre.
- T’es qu’un sale connard, voilà ce que tu es !

Je l’entendais simplement marmonner des bribes de phrases, elle parlait vite, tantôt en français, tantôt en anglais par moment en italien. En arrivant dans l'embrasure de la porte, je l’ai vu debout à ramasser des vêtements et autres babioles qui trainaient dans les tiroirs pour les foutre dans un sac à dos rose. Probablement un sac à dos qu’elle utilisait adolescente et qui traîne maintenant depuis des années ici. Il était tapissé de tags et sketch fait au marqueur, de collant de groupes punks et de pendentifs accroché au zippers.

- Qu’est-ce que tu fais ?  
- JE DÉCALISSE! How’s that for your safety plan?
- Arrête de niaiser Julia, t’iras nulle part.

Elle s’est approchée de moi d’un pas décidé. Ses yeux étaient grands ouverts, l’iris ne touchait même pas ses paupières. Ils étaient remplis de rage et de colère. Elle respirait vite. Son visage s’est approché à quelques centimètres du mien.

- Ah non? Et tu vas faire quoi ? hein? HEIN ? Tu vas me retenir ici ? Me forcer ? M’attacher ? I hate this place, I HATE YOU… J’essaie fort d’être gentille!

Elle me poussa, se rapprochant de nouveau, son corps tout entier était appuyé contre le mien, elle poussait autant qu'elle le pouvait pour me faire reculer. Elle me fusillait du regard. Me défiait. Elle avait les poings serrés, ses yeux rougis par les vaisseaux sanguins. Je restais là. Droit, silencieux. Ça la rendait encore plus en colère.

- DIS QUELQUES CHOSES !

À cet instant, elle souleva les bras, les poings fermés, pour se donner un élan et me frapper. Sur le mouvement descendant, ses poings placés comme une massue s’enlignaient directement sur mon visage. Je lui ai attrapé les poignets, plaçant ses poings de chaque côté de son visage. Elle poussait de toutes ses forces. Elle poussait avec ses jambes, la tête baissée. Hurlant, tortillant ses bras. Puis elle cessa. Se redressa, me fixant droit dans les yeux. Haletant, sa poitrine se gonflant au rythme de sa respiration, rapide. Elle me somma de la lâcher. Ce à quoi j’ai répondu calmement que je la lâcherais que lorsqu’elle se serait calmée.

- Je t’hais Tonino. Elle n'avait plus l’énergie de se battre. Ses yeux étaient remplis d’eau
- Je t’hais aussi, Julia. Tu as gâché ma vie. Pire, je ne peux même pas te tuer.

La colère dans ses yeux se dissipa à ce moment-là. Elle continuait d’avoir le regard fixé sur le mien. Lentement, je relâchai mon emprise. Dans un regain d’énergie, elle vint saisir mon visage de ses deux mains pour ensuite venir brusquement poser ses lèvres sur les miennes. En forçant l’ouverture pour enfoncer sa langue dans ma bouche. Dans un geste aussi brusque que le sien, je la soulevai du sol, ses jambes vinrent entourer mon bassin alors que je la retournais pour l’appuyer contre le mur. Elle se dégagea le temps d’un instant pour réitérer qu’elle me détestait profondément. Ce à quoi je ne répondis qu’en agrippant ses fesses plus fermement. Elle me mordit la lèvre en reculant sa tête. Elle souris en léchant ses lèvres teintées rouges, de mon sang. Toujours appuyée contre le mur, elle ôta sa camisole. Puis elle m’arracha mon chandail. Laissant un instant ses mains glisser sur mon torse qu’elle regardait, elle dirigea sa bouche vers mon cou qu’elle embrassa plus doucement, avant de recommencer à me mordre, en plantant ses ongles dans ma peau.

- Tu es complètement folle.

Elle fronça les sourcils en lichant ses lèvres.

- Bien plus que tu penses.

Puis elle repris ma bouche avec la sienne. Entre chaque baiser, elle prenait le temps de me rappeler combien j’étais un pauvre con, une ordure, qu’elle me détestait. Je ne manquais pas de lui répondre qu’elle était une petite Reine, une égoïste, une conasse de première. Et à chaque insulte, la tension sexuelle entre nous montait. On parcourait nos corps maintenant nus, explorant ce désir brûlant, alimenté d’injures et de haine réciproque.

Un peu plus tard, couché par terre, Julia avait la tête posée sur mon torse, traçant des cercles avec l’ongle de son index, pesant plus fort parfois, plus tendrement à d’autre moment.

- Va pas t’imaginer des choses Tonino. Je t’hais toujours. Elle avait dit ça, sans même tourner la tête vers moi.
 
De mon coté, je laissais mes doigts glisser sur son dos

- Je suis pas une conne tu sais. Tout ça, c'est l’adrénaline, le sexe, c'est un exutoire.
- Tu utilises souvent les gens comme ça?

Elle se tourna sur le ventre pour me regarder.

- Pourquoi tu ne peux pas m’accompagner à Hamilton, j’aurai besoin d’un garde du corps non? Sa curiosité était plus forte que tout.
- Vieille histoire. Je n’y suis simplement pas le bienvenue. Tu sais on gravit pas les échelons sans se faire quelques ennemis. C’est comme une partie d’échec. Faut savoir placer ses pièces, ultimement, accepter d’en sacrifier. Idéalement sacrifier celles de l'ennemi.

Elle déposa ses lèvres chaudes sur mon torse. Une fois, deux fois, plein de fois. Plantant ses ongles dans mon épiderme.

- Combien?
- Combien quoi?
- Combien en as-tu tué?
- On parle pas de ça Julia. J’en sais rien.
- Menteur.
- Qu’est-ce que ça change anyway?
- 4? 5? Parle moi au moins du premier.

J’ai soupiré. Résigné, je lui racontai mes débuts dans la famille. Comment j’avais commencé comme simple coursier, pour ensuite commettre de petits crimes, et gagner la confiance tranquillement. Elle m’écoutait en faisant glisser ses doigts sur mon torse, dessinant des petits cercles.
 
- Mon premier, c'était à 19 ans. Le mec qui devait faire le boulot a hésité, il était nerveux, j’étais le backup, mais moi j’avais pas peur. J’avais rien à perdre. Je suis entré dans le salon de coiffure et ai tiré trois balles dans la tête du pauvre type assis dans la chaise. Comme dans les films. Je suis ressorti aussi calmement que j’y étais entré, laissant tomber mon arme. J’ai impressionné par mon sang-froid, mon calme, mon détachement. Je n'ai pas arrêté depuis.
- C’est horrible.
- Chamfort a dit: « on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur »
- C’est barbare.
- C’est une question d’équilibre, d'honneur. It’s about business, about surviving. The stronger wins, les maillons faibles périssent. Le choix, on le fait en entrant dans le milieu. On vit toute notre vie avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
- Tu es beaucoup plus intelligent que tu en as l’air, tu sais. D’où tu sors toutes ces phrases et ces mots?
- Thank you I guess… j’imagine que c’est parce que je lis beaucoup?  

Elle me regrimpa dessus. Rapprocha sa bouche de mon oreille et murmura; « Read me. ». Sa bouche goûtait le miel, sa peau avait la douceur de la soie, sentait le lilas. J’aurais voulu un instant que le temps s’arrête. Que tout s’efface. La journée passa en un éclair. Tantôt nus, tantôt amants, d’autre fois à se crier des noms. Deux tempéraments bouillants, le chaos.

Les heures devinrent des jours. Une routine s’installa. Tantôt, on s'engueulait, puis on faisait l’amour. Tout était contrôlé par la rage, l’impulsion. Un soir, alors que je lisais, elle est venue s’installer dans le divan de l’autre côté de la table base. C’était une grosse table en bois massif. Sur le dessus, des motifs gravés en genre d’arabesque laissaient parraitre l’usure du temps. Mais surtout au centre, tronait un gros jeu d’échec en marbre. La base devait peser à elle seule 50 à 60 lbs. Elle replaça quelques pièces. Puis me regarda.

- Tu veux jouer ?
- Tu sais comment ?
- J’ai souvent regardé mon père, mais au pire, tu peux m’expliquer.
- C’est très simple, ça demande juste un peu de logique et de prévoyance. L’objectif est de contraindre le Roi, l'amener à ne plus pouvoir se mettre à l'abri. Les pions bougent d’une case vers l’avant, ou en diagonale pour manger une autre pièce, les fous en diagonale sur leur couleur, les cavaliers en L, les tours devant, derrière, gauche, droite.
- Et la Reine ?
- La Reine ?, elle fait ce qu’elle veut, sauf des L.
- Alors, je serai la Reine.

Je souris. Elle me fit un clin d'œil.

- Et le Roi ? Elle posa son index sur la croix surmontant la pièce.
- Le Roi, lui, ne peut bouger que d’une case à la fois. L’idée, c'est d’éliminer les pièces des autres pour isoler le Roi et le mettre échec et mat. Ça veut dire qu’il n’a plus aucunes options et qu’il est mort. Celui qui met le roi de l'autre, mat, gagne.
- D’accord, donc si je résume, la Reine c’est la plus forte, il faut tuer le Roi et on utilise les pions pour intimider l’autre. C’est un peu comme dans la vraie vie, tu ne trouves pas ?
- Si on veut. Donc, si t’es la Rine, ça fait de moi un Roi, et je dois essayer de ne pas mourir.
- Calme-toi Caligula.
- Il était Empereur lui, pas Roi
- Oui, mais il était fou, lui aussi.
- T’es beaucoup plus intelligente que tu laisses paraître toi.
- Allez joue.

Elle sourit à son tour. Je débutai en bougeant le pion devant la reine de deux cases. elle m'imita ensuite. J’ai alors déplacé le pion qui était à sa gauche également de deux cases.

- Pourquoi tu fais ça ? Je vais manger ton pion ! C’est stupide. Puis, elle déplaça son pion vers le mien qu’elle rangea sur le côté. 1-0 !
- Y a pas de points. Et ce n'est pas stupide, c’est le Queen’s Gambit, ça ouvre le jeu, mais aussi maintenant si je déplace mon pion de droite, j’ai l’avantage du centre, et toi ton pion ne protège plus rien. J’aurai deux pions pour placer mes autres pièces et controler le jeu.
- Donc tu as sacrifié un pion dans le seul but d’être dans une position de force.
- Oui. C’est l’intention, on verra ensuite comment les choses se déroulent.

On a continué la partie. Elle s’est énervée à plusieurs reprises. Quand j’ai mangé ses deux cavaliers, ensuite quand j’ai mangé sa Reine. Elle s’est énervée quand un de mes pions a été promu au rang de Reine en atteignant la rangée du fond.

- T’ES QU’UN TRICHEUR! MAUDIT RITAL! TU ES CERTAIN QUE TU AS LE DROIT DE FAIRE ÇA?

Finalement, je l’ai mise échec et mat. Elle s’est levée et s’est mise à dire que ce jeu n’avait aucun sens. Elle a ensuite poussé mon roi sur le côté. « Tiens. C’est toi qui l’a dit, la Reine est plus forte que le Roi. » Puis, elle est partie et a claqué la porte de la chambre dans laquelle elle avait décidé de dormir ce soir-là.

Un matin, elle cassait de la vaisselle, criant qu’elle voulait retourner chez elle, puis elle fut interrompue lorsque le téléphone sonna. C’était Carmine. En premier lieu, il m’annonça qu’une entente était intervenue avec la famille Scalabrini. Je me rendrais en Argentine pour régler des intérêts communs. Ensuite, je m'exilerais en Italie pour un moment. J’aurais un faux passeport et des billets d’avion. Pour Julia, on devait rejoindre Carmine dans une église à Timmins. Il me donnerait les documents, et partirait avec Julia, elle se rendrait chez des cousins à Hamilton en attendant que je complète ma part du marché. Je passai ensuite le téléphone à Julia, son père voulait lui parler. Elle est sortie sur le balcon. Cigarette à la bouche, elle parlait en longeant la rampe. Des aller-retour incessants. J'ai décidé de ne pas sortir, cette discussion ne m’appartenait pas. Je voyais qu’elle s’emportait par moment. Fidèle à elle-même, lorsqu’elle eut fini l’appel, elle brisa le téléphone contre la rampe. Regarda vers le lac et jeta sa cigarette. Puis, elle rentra. Doucement. Presque sur la pointe des pieds. Elle me regarda un instant. Pris une cigarette qu’elle alluma aussitôt. Elle se dirigea vers la cuisine, récupéra un balai et commença à ramasser les assiettes cassées. Je me dirigeai lentement vers elle pour lui donner un coup de main. Aussitôt, j'ai remarqué ses joues rougies, ses yeux gonflés.

- Ça va Julia ?
- J’ai l’air d’aller ? Elle avait répondu d’un ton sec. Fâchée. Je ne veux pas aller à Hamilton. Je veux rentrer chez moi.
- C’est temporaire Julia, quelques jours et je m’assure que tu retournes rapidement chez toi.
- Pourquoi es-tu aussi gentil avec moi ? Tu devrais m’haïr.
- Je te hais autant que tu me hais… Mais tu es la fille de mon boss, tu l’étais hier, tu l’es aujourd’hui, et tu le seras demain aussi. Et quand bien même, je te détesterais pour l’éternité, tu seras toujours pas loin. Force est d’admettre que je te connais très peu. Mais je pense que tu es une bien meilleure personne que tu le laisses paraître.

Elle sourit. J’étais accroupi près d’elle à ramasser la porcelaine éparpillée en mille morceaux. Elle en profita pour me pousser. Je tombai immédiatement à la renverse. Ce qui la fit rire un peu. Elle déposa alors les morceaux d’assiettes qu’elle tenait dans un sac vert. Se releva pour venir s’assoir sur moi. Sans explications, sans raison, elle recommença à m’embrasser. Enleva sa camisole pour coller son corps contre le mien. Je laissai mes mains glisser le long de son dos, pour agripper ses fesses. Elle me murmura à l’oreille; « Je t’hais quand même. » Je souris à mon tour. Puis en serrant un peu plus ses fesses, je lui répondis ; « Et je pense encore que tu n’es qu’une petite Reine capricieuse… Mais tu embrasses bien » À ce moment, elle me mordit la lèvre, à nouveau. Avant d'enchaîner avec un « sale con ». Puis, elle enfonça sa langue dans ma bouche. Nous nous sommes endormis sur le tapis du salon.

Au matin. Nous avons fait comme si de rien était. Nous nous sommes douchés chacun notre tour. Elle continuait à déambuler à moitié nue, en préparant le café, ramassant ses vêtements. On a fait un dernier tour pour être sûr que tout était propre et en ordre. Puis, nous sommes repartis. On avait trois heures de route à faire. Elle regarda dehors durant presque toute la durée du trajet. En silence. Les pieds relevés sur le haut du coffre à gant.

Arrivé à destination, je me suis garé devant l’église. Il faisait gris, le bruit du frein à main est venu briser le silence qui régnait. Deux corneilles s’envolèrent du clocher en poussant des cris stridents. L’église était située tout juste à l’entrée de Timmins. Ceinturée de champs, elle n’avait que pour stationnement, une grande bande de gravier. Julia peina à marcher avec ses talons hauts. À chaque pas, un peu de poussière de roche venait tacher le bas de nos jambes.

Nous sommes entrés dans la petite église. Modeste de l’extérieur, l’intérieur était magnifiquement bâti. Du détail des colonnes aux couleurs des vitraux à l’immensité de sa voûte. Cette église n’avait rien à envier aux autres. Carmine était assis au troisième banc. Facile à reconnaître avec son manteau long et son chapeau brun. Cliché. En avançant vers l’allée, je pris le temps de tremper mes doigts dans l’eau bénite, fit un petit signe de croix sur mon torse et me dirigeai vers Carmine. Les pas de Julia résonnent fort dans la voûte, ses talons claquant sur les tuiles à chaque pas. Je me suis installé à côté de lui. Julia, se glissa dans la rangée derrière. Elle est venue briser le silence en faisant tomber l’appuie genoux. L’écho a résonné quelques secondes avant de se dissiper. Elle s’est agenouillée et a entamée un «Je vous salue Marie»

«Je vous salue Marie, pleine de grâce ;
Le Seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes»

Carmine la regarda, en fronçant les sourcils, regarda vers le plafond en faisant un signe de découragement, puis me tendit une enveloppe scellée. Dessus, il n’y avait que mes initiales. AR

- Ça brasse en Argentine?
- C’est le meilleur deal qu’on a pu faire. You can’t come back to Montreal, for now.
- She’s safe?
- Don’t worry ‘bout her.

« Priez pour nous, pauvres pécheurs »

- I’m sorry. J’avais baissé la tête, résigné. Carmine était un mentor pour moi, aussi celui que je n’aurais jamais voulu décevoir.
- I am too. Il me tapa l’épaule. Puis se releva. Je restai assis. Puis en passant devant moi, il déposa sa main droite sur mon épaule.
- Sois pas si dur envers toi. Sei il figlio che tutti desideriamo. Be tough.
- Merci Carmine.
- Je suis juste le messager moi. I’m doing my job, don’t thank me.

Puis, il s’est éloigné, sommant Julia de le suivre. Elle, elle continuait ses vers, lui fit signe de la main de s’en aller.

« Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. »

J’entendis les grosses portes de l’église se refermer. L’enveloppe en main, je m’adressai à Julia.

- Tu vas faire un chapelet complet ?

« Sainte Marie, Mère de Dieu,
Priez pour nous, pauvres pécheurs, »

J’ouvris l’enveloppe pour en consulter les documents, un nouveau passeport et des billets d’avion, c’est le genre d’infos qu’il faut maîtriser avant d’en faire usage. En penchant l’enveloppe,  en sorti, en glissant, des bouts de papier blanc et deux photos. Je regardais la première, c’était le visage d’Aldo, en la retournant, je constatai qu’il y avait la date de sa mort, écrit à la main, à l’encre bleue. J’ai pris l’autre photo, c’était la mienne. « Maintenant, et à l'heure de notre mort. » Surpris, je l’ai retournée, il y avait une petite phrase en italien d’inscrite. « Un figlio, contro un altro » Un fils, contre un autre. J'ai compris. À ce moment, Julia émit un léger « Amen ». Je relevai la tête puis sentit le métal froid d’un canon venir se poser sur ma nuque.

- Julia?
- Tonino.

Un lourd silence s’installa. J’avais appris avec le temps qu’on ne choisit pas. Chaque jour qui passe est le résultat des décisions prises dans les jours qui ont précédé.

- So this is how it ends?
- Un figlio, contro un altro.
- Je pensais que tu détestais tout ça.
- You taught me well… L’honneur de la famille, la business. C’est comme aux échecs; Nigel Short a dit; « Chess is ruthless: you’ve got to be prepared to kill people »

Elle avait cette assurance dans la voix.

- You’re way smarter than you look, Julia. J’aurais dû apprendre à te connaître avant...
- Don’t… I hated you before… Je te déteste toujours autant aujourd’hui. Je te détesterai toujours demain.
- Do it.
- Shut up! Comment t’as fait ?
- How did I do what?
- Je t’hais depuis toujours… Mon père t’as toujours fait passer pour le fils qu’il aurait voulu que je sois. J’étais jalouse, puis la tu arrives, tu tues mon chum, tu me sauves la vie, tu m’as presque fait tomber en am..
- Arrête. You talk too much. Pull the trigger.
- Stop telling me what to do! C’est ta faute si on en est là… Ta faute si je suis ici. It’s all about surviving, remember? On sacrifie un pion, on ouvre le jeu avec les Scalabrini, on se met en position de force.
- The black pawn in the Queen’s Gambit. Tu es pleine de surprise Julia.
- Tu savais qu’en tuant Aldo tu avais signé ton arrêt de mort.
- Et maintenant vous aller être en paix avec les Scalabrini?
- Non, mais ça ils ne le savent pas. Sun Tzu a écrit: « Un ennemi surpris est à demi vaincu. »


Je souris. Un léger silence s’installa. L’église, vide, lourde, le craquement de la structure sous la force du vent. La respiration rapide de Julia.

- Tu as bien cachée ton jeu…

Elle sourit, puis poussa un peu plus fort sur ma nuque.


- 29.
- Quoi?
- Tu voulais savoir combien j’en avais tué. 29.
- Toutes les pièces, sauf les deux Rois et…

Je sentis le canon se décoller légèrement de sur ma nuque.

- La Reine.

Elle rappuya l’arme derrière ma tête en appuyant plus fort. Sans trembler, avec insistance. Elle a enchainé ;  

- I’m sorry, Babe.
- Moi aussi Julia.
- Échec.
- Et mat.

BAM.

Sa tête, en éclat, fut projetée vers l’avant. Un mouvement net, sec. Inerte, son corps, bascula sur le côté droit. S’appuyant sur l'accoudoir au centre du banc d’église. Julia se leva doucement.

BAM.

Dans la plus pure tradition, elle ajouta une autre balle dans sa tête. Déjà mort. Ses pas résonnèrent dans la voute. Elle s’arrêta au Bénitier, se retourna, regardant la série de bancs, parfaitement alignés. Elle plongea deux doigts dans l’eau bénite, les ramenant ensuite vers son front, où elle dessina deux traits en forme de croix. En fixant le Christ au dessus de l’autel, elle murmura ; « nel nome del Padre e del Figlia e dello Spirito Santo(au nom du Père, de la Fille et du Saint-Esprit)». Le bruit des pas repris, la grosse porte résonna à son tour.

Une marre de sang se formait tranquillement sur le carrelage. La photo d’Aldo, flottait sur fluide rouge. Sur le banc, le corps d’Anthony était immobile, impassible. Tenant toujours dans une main, sa photo, son pouce recouvrant son visage. Sans musique, ni fanfare, sans éloges, sans larmes ni sanglots. Puis le silence, fût rompu à nouveau.  

BAM.

Dehors, le Westfalia s’éloignait, dans un nuage de poussière. De la Lincoln Continental de Carmine, un panache de fumée noire s’élevait, alors que sa tête, appuyée sur le volant, faisait retentir le klaxon.

« Les échecs sont plus proches de l'art de l'assassinat que de l'art de la guerre. » - Arturo Perez-Reverte





 

 

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Fiction Michel Greco Fiction Michel Greco

L’accident.

Ce jour-là, j’ai éteint l’ordinateur.

J’avais besoin de prendre mes distances. J’ai pris le temps de regarder mon cellulaire, pour me rendre compte qu’on était dimanche. C’était l’été, j’avais promis d’me reposer. J’espérais profiter de mes vacances. Mais un courriel est v’nu tout changer. De toute façon, c'taient des loisirs sans importance. J’ai r’pris la route au p’tit matin. Il fallait que j’r’vienne à Montréal. J’ai laissé derrière tous mes copains. Une semaine au chalet, c’est pas vital.

Pour moi, le travail, c'est prioritaire. Quand on veut s’bâtir un avenir. On oublie que les amis sont éphémères, quand tout ce qu’on réussît, c'est d’les faire fuirent.    

 

Puis ce soir, je suis tout seul devant mon écran, j’essaie de prouver ma valeur. J’pense pas qu’y ait personne qui m’entend. C’est parce que j’porte mes écouteurs. 

Je n'ai jamais vraiment été le meilleur. Mais je sais qu’on dit de moi que je suis vaillant. J’ai appris à me débrouiller pour, finir à l’heure. S'il y a des heures de plus à faire, je suis partant. Puis quand j’vais prendre l’ascenseur. Je sais que le dernier étage est pas loin. Ça ne me servirait à rien d’tomber dans noirceur. Le projet, lui, est dû demain.

Après une grosse journée d’travail, j’retournais à maison. La route était sombre, y faisait noir, j’me suis endormi au volant. Mauvaise idée d’compter les moutons. Il y en a une couple qui ont crissé le camp. Ils en ont même retrouvé su’é balcons.

J’ai ouvert les yeux, tout tordu, à l’envers. L’auto était dans le fausset d’vant la maison. Le moteur fumait, les roues tournaient encore. J‘sentais plus mes jambes, j’avais du sang sur le front. J’respirais encore et en fouillant, j’ai réussi à prendre mon cellulaire. Y a pas à dire, moi j’ai d’la chance. J’suis pas dans un sac mortuaire. J’devrais appeler les secours, et essayer d’sortir de là. J’entends le feu et l’huile qui coule, mais avant faudrait qu’j’avertisse que j’serai pas là d’main. 

Et tout seul devant mon écran. Les flammes ont fait fuirent la noirceur. Y a plus personne qui m’entend. Faudrait sûrement couper le moteur.  

À l’hôpital, l’infirmière; m’a dit que j’avais été chanceux. Que si j’avais frappé l’lampadaire, ils m’auraient r’trouvé, coupé en deux. J’essayais d’garder mon sourire, et de rester motivé. Le médecin passait au deux jours, y avait jamais de bonnes nouvelles, à annoncer. Il m’a dit que j’marcherais plus. Que j’pourrais pas retravailler. Qu’il fallait voir le bon côté. Que j’m’endormirais plus au volant. J’pensais que l’humour pouvait aider. Mais rire ça’m’faisait mal en d’dans. Moi qui aimais beaucoup ça parler. Maintenant j’communique avec un iPad. Aussi j’me déplace en roulant. Je connais tout le monde, sur l’étage. J’ai une chambre privée juste à moi. Même un salon pour d’la visite. Mais y a personne qui vient m’voir, on m’a dit qu’ils n’ont pas le temps. Pis si j’envoie une invitation, y lisent même plus mes messages.

Et tout seul devant mon écran. Je suis prisonnier de mon malheur. Y a plus personne qui m’entend. Les visites finissent à vingt heure.

Et tout seul devant mon écran. J’sais plus, y est où l’bonheur. Y a plus personne qui m’entend. Y fait donc bin frette dans mon p’tit coeur.

————

Notes de bas de page.

Ce texte est avant tout un exercice d’écriture. J’aime varier ma façon d’écrire. Essayer autre chose. Certaines choses s’écrivent mieux que d’autre. Dans ce cas-ci, j’ai testé par moment l’écriture automatique, en essayant de ne pas penser à ce que j’allais écrire, mais bien en laissant les mots se poser les uns après les autres. J’ai réédité un peu après parce que tout ne fonctionnait pas.

Le sujet est sombre, j’en conviens. Ne vous en faites pas, je vais bien. Et je ne conduis pas quand la fatigue m’afflige.

Ceci étant dit, soyez prudent en voiture. Si vous ne pensez pas être en état de conduire, que ce soit par la fatigue, l’humeur, la consommation, même légère, prenez un taxi, appelez un ami.

Musique écoutée pendant l’écriture, à différents moments ; Les Cowboys Fringants, Les Colocs, R.E.M, Chevelle, Our Lady Peace.

MG.

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Fiction Michel Greco Fiction Michel Greco

Un soir seulement

Elle avait dit d’une voix douce, avant de quitter mon bureau, « Je voudrais que tu sois à moi, pour toujours… »

Un homme et une femme, fond rouge

Elle avait dit d’une voix douce, avant de quitter mon bureau, « Je voudrais que tu sois à moi, pour toujours… »

« Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » disait Voltaire dans Candide. C’est exactement là où je me situais en ce début juin. L’été était à nos portes, la trentaine débutait, et j’avais le monde devant moi. À chaque jour ses défis, mais surtout ses opportunités. Avec ça, un de mes plus grand défaut. Ce qu’ils appellent en anglais le FOMO, fear of missing out, la peur de manquer quelque chose. C'était sans doute là mon plus grand défaut, mon plus grand vice. Cette peur constante de passer à côté d’une occasion. Mon autre, était le besoin de plaire. Tout le temps. Et, j'avais le bon métier pour ça. Je passais mon temps à essayer de charmer des gens et les convaincre que nos projets étaient les meilleurs. J'usais de tous les moyens, sans aucune retenue. Billets de faveurs, sorties dispendieuses, soupers, je n’avais que pour limites, celles de l'autre. Si certain disaient que je n’avais aucun scrupule, moi je dirais que je fais toujours ce qu’il faut pour obtenir ce que je veux.  

En arrivant au bureau ce matin-là, une nouveauté attendait tout le monde. Une nouvelle adjointe administrative s’était jointe à l’équipe. Sarah. Ou comme mon collègue Stéphane l'appelait, la belle Sarah. Mi-vingtaine, grande, un corps élancé, le teint pâle, des cheveux d’un noir pur. Elle arriva un peu comme une surprise. D’abord, derrière ses airs rigides gothiques, elle affichait constamment une bonne humeur et une joie de vivre. Son rouge à lèvre écarlate mettait tout son visage en valeur. Mais, surtout, attirait toute l’attention sur sa bouche. Lorsqu’elle souriait, parlait, nous étions tous envoûtés par cette bouche, rouge, , aux lèvres charnues, et aux dents parfaitement blanches. Une chorégraphie hypnotisante en tout point. Enfin, au-delà de ça, elle était d’un professionnalisme sans faille, la ressource parfaite dont notre petite entreprise d'architecture avait besoin. 

Les semaines passèrent. Derrière ce sourire, ce professionnalisme et ce regard perçant, se cachait tout de même une personne mystérieuse. Un mystère qui ne demandait, à mon avis, qu’à être exploré.  

Ce matin-là, de juillet, il faisait déjà chaud. En arrivant au bureau, j'ai remarqué qu’elle s’était attaché les cheveux. Ce qui changeait radicalement son apparence, elle avait l’air moins sévère, même si elle portait toujours une longue robe noire, boutonnée jusqu’au col et de longue manche. Bien que le tissu semblait léger, je me disais qu’elle devait avoir chaud là-dessous. Ce changement de coiffure m’ouvrit toutefois une petite porte.

- C’est beau cette nouvelle coiffure. Elle rougit, légèrement, et tenta de rester concentrée sur son ordinateur, elle sourit puis me défia du regard.  

- Antoine, je pensais qu’on avait dit, pas de compliments au bureau. 

- On a dit ça ? Je ne me souvenais plus. Je jouais l’innocent, tentant maladroitement de la charmer un peu.

- Ça ne fait pas très professionnel, je n'aime pas ça. Toujours sans quitter son ordinateur des yeux, elle conserva tout son sérieux, elle paraissait vexée.

- C’est bon, je ne le referai plus.

Elle retrouva son sourire. Je me dirigeai alors vers mon bureau, sans demander mon reste. En entrant, j’ai déposé mon chapeau sur le porte-manteau en bois massif, à gauche, puis mon sac sur la chaise rouge en tissus. Je fis le tour de mon bureau pour m’y installer, mais avant, je pris la peine de fermer le store, le soleil étant déjà l’ennemi juré de mon écran d’ordinateur. Je pris place, tranquillement, pris une gorgée de café et m'apprêtais à commencer la journée. Puis, on frappa à la porte. C’était une porte en verre, givré, le son n’était pas aussi agréable que celui d’une porte de bois. Je voyais la silhouette à travers, sans pouvoir exactement deviner qui c’était. Je l’invitai à entrer. Sarah ouvrit la porte délicatement et la referma avec autant de douceur. Le seul son étant celui du frottement de la porte sur le tapis et le « clic » du pêne demi-tour. Elle s’avança vers moi, tenant devant elle des dossiers, les bras croisés par-dessus. 

- J’ai des documents à te faire signer. 

- Merci. Tu peux les poser là. J’indiquai le coin de mon bureau. 

Ce faisant, elle se pencha, laissant s’ouvrir le haut de sa robe et me révélant son décolleté. 

Je souris, elle plongea son regard dans le mien, sans cligner des yeux. 

- Tu as fait exprès. 

- C’est pour te faire payer ton inconduite de tantôt.

Elle se redressa aussitôt, tout sourire, tirant sur sa robe pour la réajuster. Puis reboutonnant les deux boutons du col. Je répliquai aussitôt,

- Ça ne fait pas très professionnel… 

- Il y a un temps pour l’être, et un temps pour agir différemment. Tout est une question de timing.  

Ce fut mon tour de sourire. Elle se retourna très mécaniquement, puis se dirigea vers la sortie. Elle ouvrit la porte aussi délicatement que possible, puis s’engouffra dans l’ouverture, elle se retourna brièvement, et me lança un « à tantôt », suivi d’un sourire. Elle referma la porte toujours avec douceur. Le reste de l’avant-midi passa en coup de vent, valsant entre les réunions Zoom, le travail technique et la gestion des projets. Quand je regardai ma montre, il était déjà 12:45. En jetant un oeil sur mon horaire de l’après-midi et la pile de travail à abattre, j’ai décidé de rester enfermé dans mon bureau. Mon cellulaire vibra.

« Sarah Travail. Tu ne dînes pas ? Veux-tu que je sorte te chercher quelques chose ? Tu n’auras pas le temps avant ta réunion de 13:15. »

Toujours très attentionnée, elle s’occupait constamment de notre bien-être, de nos horaires, nos diners, même nos rendez-vous non reliés au travail. 

« C'est gentil, je vais passer le diner aujourd’hui. »

« Sarah Travail : Je peux aussi commander quelques choses si tu préfères ? »

« Non, non, c'est bon. Ne t'en fais pas pour moi. »

« Sarah Travail : Je ne m’en fais pas, mais c’est important de bien manger. ;) Je devrais peut-être aussi te préparer des lunchs. »

« Ha ! Tu m’endures déjà, si en plus, il fallait que tu fasses mes lunchs. Ne t'encombre pas d’une responsabilité de plus. Ce serait louche. »

« Sarah Travail : comme tu veux. »

Depuis un petit moment, on se permettait quelques excentricités dans nos conversations, nos regards, nos échanges. Sans rien escalader, sans rien laisser transparaître devant les autres. Le coup du décolleté avait ouvert la porte à bien plus. Un point tournant si l'on veut. La retenue allait s’estomper, lentement, au début, puis à vitesse grand V par la suite. D’abord, les compliments, suivirent les frôlements, à la machine à café, au photocopieur, puis les conversations par textos, tout le temps, au levé, au travail, le soir, même le week-end. Un jeu dangereux qui pouvait s’avérer fatal à tout moment. Mais Sarah savait jouer. Elle avait cette capacité à choisir le bon moment pour chaque chose, chaque action était finement planifiée. À en croire qu’elle calculait tous ses faits et gestes. En octobre, un vendredi soir, à la fin de la journée, je m’affairais à faire du ménage dans mes vieux projets. Étant un vendredi relaxe, j’avais laissé la porte de mon bureau ouverte. Les yeux rivés sur l’écran, j’entendis soudainement la porte se fermer. Je relevai la tête et vis Sarah s’approcher. Dossiers à la main. Elle contourna mon bureau et vint les déposer directement face à moi. C’était inhabituel de sa part, mais j’étais tout de même intrigué par cette soudaine fougue. 

- J’ai deux choses pour toi. La première, il faut signer ces documents-là. Il y a le projet de tour au centre-ville, je dois l’envoyer avant 18:00. 

- Parfait je te signe ça à l’instant. Je m’exécutais au même moment, quelques secondes et je lui redonnais les dossiers signés. Voilà belle demoiselle. 

Je m’étais permis un compliment bien au-delà de ce que l'on se permettait habituellement. Elle sourit. Pris les dossiers et sans me quitter des yeux, les redéposa sur le coin de mon bureau. Puis resta là, à côté de moi. Elle se tenait droite, comme toujours, les mains liées, son habituelle robe noire, manches longues, son rouge à lèvre écarlate. 

- Tu n’es pas curieux de savoir ce qu’est la seconde chose ?

- Si, mais je pensais que tu enchainerais.

- Je voulais te faire languir un peu.

 

Je me suis levé pour lui faire face. Elle me fixait sans broncher. J'entendais sa respiration, douce. Nous étions proches. Je sentais son parfum, à la mure. Je pouvais distinguer tous les micros détails de sa peau. Le bleu de ses yeux, profond. Elle ne clignait pas. Le silence devenait lourd. Elle laissa glisser ses doigts sur le rebord de mon veston pour le replacer. Elle s'était subtilement rapprochée. Une certaine tension s’installait. Puis, sans avertir, elle vint poser ses lèvres sur les miennes. Doucement, au début, puis elle les sépara avec sa langue, curieuse, fougueuse. D'une main, elle me tira vers elle, de l’autre, elle m’agrippa la nuque pour s’assurer que je reste bien en place. Je laissai mes mains glisser vers ses hanches puis rapprochai nos bassins. Une fougue que je ne lui connaissais pas s’empara d’elle. Elle prenait le contrôle, elle décidait de comment nos langues se battaient, comment nos bouches agissaient. Elle plantait sporadiquement ses doigts dans ma peau, à travers mes vêtements qui protégeaient mon épiderme de ses ongles acérés. Je la fis tourner à 90 degrés puis l’assis sur mon bureau. Prenant le soin de bien relever sa robe et lui agripper les fesses au passage. Elle émit un petit gémissement. J’attaquais son cou avec ma bouche, elle dirigea la sienne vers mon oreille. Alors qu’elle en mordait doucement le lobe, elle me chuchota:

- Je voulais juste te souhaiter un bon week-end… Puis, elle me repoussa un peu, et se dégagea de mon bureau.

- Excuse, je me suis laissé emporter. 

- Ne t’excuse pas, c’est moi qui t’ai embrassé, je voulais voir comment tu réagirais. 

- Ai-je eu la bonne réaction ?

- Tu as eu la réaction que j’espérais. J’en voudrais plus, mais pas ici, ce n'est pas sage. Et, surtout, pas professionnel. 

Elle replaça sa robe. Se dirigea vers la sortie, elle ouvrit la porte doucement. Commença à sortir puis fit une pause. Elle se retourna, sourire en coin.

- Tu veux venir chez moi ?

- Là ?

- Ce serait plus… Intime. 

- On part ensemble ?

- Je préfèrerais que tu m’y rejoignes. Je voudrais ranger un peu et me doucher. 

- D’accord, à 19:00, ça te convient ? J’emmène quelque chose ?

- Je m’occupe de tout… 19:00, c'est parfait, ne soit pas en retard, ça me fâcherait, je te texte l’adresse… Je sais que tu es seul ce week-end… 

- Je ne peux quand même que t’offrir ce soir… 

- Je voudrais que tu sois à moi, pour toujours… Elle fit une pause, puis repris en me regardant, mais je me contenterai d’un soir seulement. 

Elle quitta le bureau tout de suite après. 17:20, Ça me donnait tout juste le temps de passer à la maison, me doucher aussi, me changer et récupérer une bouteille de vin au passage. Arriver les mains vides n’était pas coutume chez moi, et surtout, je trouvais ça inconcevable. Sans que ce soit une habitude, je savais d’expérience que lorsqu’on butine hors de notre nid, il fallait faire les choses de la bonne façon. Simplement, sans trop en faire, discrètement, et avec juste assez de naturel pour ne pas semer le doute auprès de quiconque.  

J’arrivai chez elle avec trois minutes d’avance. Je connaissais sa rigidité sur les horaires, je ne voulais pas lui déplaire. Elle habitait une tour à condo bien en vue au centre-ville. Je sonnai à 19:00 précise. Sans répondre, elle débarra la porte, ce qui fit un son de vrombissement, puis on entendit le loquet se déclencher. Je pris l'ascenseur jusqu’au 37e étage. Tout sentait le neuf. L’ascenseur de bonne dimension était silencieux, à la fine pointe de la technologie avec un panneau digital, les murs ornés de miroir et le sol d’un beau tapis moderne. Une voix féminine annonça l’étage. Puis un «ding» retentit et les portes s’ouvrirent. Un panneau indiquait la direction à suivre pour les différents groupes de numéro. Ces tours à condos aux allures d'Hôtel prestigieux étaient fichtrement bien faites. Une odeur agréable de lavande teintait l’étage, les corridors étaient ornés de lumières à chaque trois mètres et des plantes meublaient certains coins. Il n’y avait aucun autre son que celui de la ventilation. Le silence était la marque de commerce de ces unités trop bien insonorisées. 

En arrivant devant la porte, j’observai une petite pause. Par nervosité, rarement je n’étais pas celui qui contrôlait le rythme de mes infidélités. Mais, j'en avais très envie, le build-up avait été long. La tension montait un peu plus chaque jour depuis des semaines. J’avais encore frais en tête le goût de cette bouche, la fougue de cette langue, la douceur de sa peau. La férocité de ses mains. Un contraste qui me parlait beaucoup, mais surtout me donnait envie d’explorer plus. 

Je donnai deux coups sur la porte. J’entendis la serrure tourner puis la porte s’ouvrit. Elle se tenait devant moi. Cheveux encore humides, robe de chambre en serviette. Elle me regarda un instant, sourit, son rouge à lèvre toujours aussi intense. Puis me tira à l’intérieur en refermant la porte d’un geste finement chorégraphié. Elle me poussa contre la porte, sa main fermement appuyée sur mon torse.

- On avait dit 19:00. Tu es en retard

- Il est 19:02, j’ai sonné à 19:00, vos ascenseurs sont lents, me défendis-je. 

- C’est correct. De toute façon, je sors tout juste de la douche.

Sur ces paroles, elle laissa sa robe de chambre tomber et se précipita contre moi, prenant ma bouche d'assaut avec la sienne. Ses mains habillent m'entraînèrent dans le couloir, me projetant sur un mur, puis l’autre. J’avais toujours cette bouteille de rouge à la main, que j’essayais tant bien que mal de protéger des chocs contre les murs qui devenaient supports de nos corps. Toujours dans une chorégraphie sans failles, au passage devant la salle à manger, elle m’enleva la bouteille qu’elle déposa sur le comptoir/bar qui fermait l'îlot de la cuisine. Mes mains maintenant libres pouvaient explorer librement les différentes zones de son corps, nu, complètement disponible à toutes mes curiosités. Ses mains continuaient leur danse, en enlevant en premier lieu mon veston, puis ma chemise, défaisant sans accroc ma ceinture puis mon pantalon. Cette danse contemporaine culmina, son court trajet, sur son divan, en cuir, qui surprenamment était ni trop chaud, ni trop froid. Ce fût le premier lieu de nos ébats. Parfois assis, tantôt couchés, elle prit le contrôle complet, me guidant dans ses envies, répondant aux miennes. J’explorais sans retenu son corps de mes mains. Je remarquais les petits détails qui m’avaient échappé, caché par ses robes aux longues manches. Elle avait cette demi-manche de tattoo, sur le bras droit, sur l’extérieur de l’épaule jusqu’au coude. Jamais elle ne l’avait exposée. Une grosse araignée émergeant de l'omoplate surmontant une horde de plus petites arachnéennes se dirigeant vers le coude. Son bassin menait la charge du rythme. Sa bouche attaquait la mienne, m'empêchant de m’exprimer à chaque fois que je voulais le faire. J’étais envouté par ses mouvements, par la texture de sa peau, le frottement de nos épidermes. Ses seins tant désirés, s’appuyant contre moi. Elle usait de toutes ses facettes. Émettant de petits gémissements ici et là, habillement, elle m’avait mis un condom, que j’avais maladroitement oublié. Puis, nous nous étions abandonnés à nos instincts. 

Au bout d’un moment, nous nous sommes retrouvés couchés. Enlacés, sur le divan de cuir, mauve. Tout s’était passé si vite depuis mon arrivée, je n’avais même pas pris le temps d’observer la décoration. C’était un lieu sombre. Plusieurs murs étaient peints en noir, ornés de décorations les plus excentriques les unes des autres. Un immense vase en céramique noire luisante, coloré de multiples motifs doré et mauve aux formes d’araignées, meublait le coin à côté de l’immense porte-fenêtre. Qui elle donnait une vue époustouflante sur les lumières de la ville. Sur un mur, une peinture, une grande toile d’araignée, d’un blanc immaculée, en relief sur fond noir. Dans chaque coin, une sculpture, toujours un homme, nu, tel un David. Posant. Sans visage. Grandeur nature, les pieds recouverts d’œufs, des araignées lui montant sur les jambes. Les détails étaient impressionnants.  

- Tu aimes beaucoup les araignées ? 

- Certains disent que j’en fais une fixation. Mais oui. Elles me fascinent… As-tu faim? 

- Je t’avoue que oui. 

Tout ça m’avait ouvert l’appétit. Boire le ventre vide n’était jamais une super idée. J’avais faim, oui, mais j’avais surtout envie que cette soirée ne finisse jamais. 

- Je vais te préparer ma spécialité ! Sandwich jambon ! Pain maison, mayo maison. 

- Tu fais ton pain et ta mayo? 

- J’essaie le plus possible de prendre le moins de produits usiné. Tu vas voir, mon pain Pumpernickle est quelques chose!! C’est long à faire, mais ô combien savoureux.

Elle vint se rassoir devant moi, déposant sur la table deux assiettes contenant un sandwich digne d’une photo de revue. Je l’observai un temps, elle me fixait, assise dans ce fauteuil, une place, ne portant qu’une petite culotte, elle avait une jambe repliée sur l’autre, un verre de vin rouge à la main. Son regard était celui d’une prédatrice, la tension était encore très élevée et je ne pouvais cesser d’éprouver du désir pour elle. Mes yeux ne cessaient de scruter chaque détail de son corps. Je pris alors la moitié de mon sandwich et toujours sans la quitter des yeux, pris une grande bouchée. Elle se mordit la lèvre inférieure. C’était sans doute le meilleur sandwich que j’avais goutté de ma vie. Le pain était moelleux, la mayo goutteuse, la laitue croustillante et froide, les cornichons juste assez acides. Elle avait déposée sa coupe de vin, décroisé les jambes, elle me fixait avec appétit. J’avais envie de lui sauter dessus, je pris néanmoins une autre bouchée. Elle sourit à nouveau puis s’avança, ses doigts glissant sur sa peau, elle me rendait tout ça insoutenable, se caressant devant moi. Puis, elle cessa. Elle devint immobile, son regard devint plus sérieux. Ma bouche s’engourdit, d’abord, ma langue picota, je commençais à perdre la sensation. Ma bouche devenait pâteuse. Ma vision se troublait, puis revenait claire, j’étais étourdi. Elle ouvrit la bouche.

- Ça va… Antoine ? 

J’essayais de répondre, mais aucun son. J'ai voulu m’agiter, mais lentement mon corps ne répondait plus. Je pensais à un choc anaphylactique, mais je n’avais aucunes allergies connues. Je devenais prisonnier de moi-même. Ma respiration s’accélérait, je paniquais, en silence.

- Chut Chut Chut… Calme-toi… Respire doucement…

Elle était maintenant debout devant moi. Elle souriait, faisant glisser ses doigts sur mon visage. Seuls mes yeux bougeaient, j’arrivais à la suivre du regard. Puis, elle s’élança dans un monologue.

- J’aime beaucoup les araignées, c'est vrai. La veuve noire surtout. Elle est forte, intempestive, brutale. Elle fit glisser sa main gauche sur son tattoo.. 

- C’est une prédatrice, elle charme, elle s’offre… Puis, elle tue. Au grand damne des imprudents. Mon premier copain me battait, le deuxième, m’a trompé avec ma meilleure amie et m’a laissée pour morte dans une ruelle… Ils se croyaient forts. J’ai compris à ce moment-là que je ne pourrais faire confiance qu’à moi-même. Que je devrais faire payer tous ceux qui pensaient pouvoir me séduire. C’est fou hein, penser qu’on peut séduire qui on veut. Agir en toute impunité. Croire qu’on est le chasseur… Découvrir qu’on est la proie. 

 Elle marqua une pause. Fit glisser sa langue sur ma peau.  

- Mmmmmm… Quand je t’ai rencontré, je me suis dit que tu étais différents. Attentionné, gentil, doux. Beau, fuck que t’es beau. Mais infidèle. J’ai tout vu, tout su… La gestionnaire de l’immeuble au renouvellement du bail. La présidente de la chambre de commerce, après la négociation pour la nouvelle tour au centre-ville. Pour ne nommer que celles-là. Ces contrats perdus parce que tu séduisais ces femmes, gestionnaires, directrices, que tu jetais ensuite comme des vulgaires objets. Ça m’a rendue jalouse… Mais, j'ai gardé ça pour moi, j’ai continué d'embarquer dans ton jeu. J’ai découvert cette partie-là de toi. Narcissique, tellement obsédé par ton besoin de séduire, tu baisses ta garde au premier décolleté. C’est triste. J’ai pensé à ta femme… Ça m’a dégouté.

La douleur s’emparait de moi, tous mes muscles, figés, me faisaient maintenant terriblement souffrir. Je voulais hurler, mais rien.

- Tu souffres hein… 

Elle sourit à nouveau. Plantant ses ongles dans mon torse.

- Ça fait mal ? Non, tu ne sens plus rien en dehors… Ce n'est pas le fun hein… Plus rien sentir en dehors, mais souffrir en dedans… Je vais t’expliquer la suite, parce que je t’aime bien… Là, tu es paralysé. Maudit poison. C’est lent… Ton sang va bientôt arrêter de coaguler, s’épaissir, tu vas commencer à avoir des hémorragies internes, tes organes vont cesser de fonctionner et ton cœur va… Arrêter. La beauté de tout ça, c'est que tout le long du processus, tu vas en être conscient, et tu ne pourras rien faire. Et moi, moi, je vais t’observer et m’en réjouir, surement même, me masturber. Horrible hein ? 

Elle souriait, assise dans son fauteuil, ses doigts parcourant son corps. Une main entre les cuisses, l’autre se caressant les seins. Elle me fixait. Machiavélique, à son tour, son regard en feu, sa respiration, rapide, elle avait des spasmes. 

- Tu dois te dire que je suis une folle… Psychopathe… Mmmmm… Oui…Hahaha.

Ce rire, elle l’avais exprimer comme si elle voulait appuyer son propos. Elle se leva, à nouveau. Ma vision devenait de plus en plus floue, mais je voyais bien sa silhouette face à moi. Elle posa l’index de sa main droite sous mon menton et releva ma tête. Du sang, épais, coulait de mon nez, mes yeux et ma bouche. Ma peau, grise, se marquait de taches mauves. Puis, se rapprochant, et toujours de sa voix douce, avant que je ne sombre dans le néant, elle murmura.

- Après… Je vais t’embaumer, et te transformer en statue, comme celle que tu vois dans mon salon. Te sceller dans le ciment, effacer ton visage, ton existence… Mais, tu ne me quitteras plus jamais.

Elle m’envellopa ensuite dans ses bras, se cocounant contre moi, elle déposa doucement sa tête contre la mienne. Elle posa une dernière fois ses lèvres contre ma joue. Une main appuyée sur mon torse. Lautre, qui passait derrière mon dos, tenait ma tête contre la sienne. Elle jouait dans mes cheveux de ses doigts habiles. Je ne sentais maintenant presque plus rien. Si ce n’est que sa présence, et ses quelques mouvement. Son étreinte se renforçait de plus en plus. Puis au moment où mon corps abandonnait, Elle m’adressa ces dernières paroles;

- Tu es à moi Antoine… Pour toujours. 

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Fiction Michel Greco Fiction Michel Greco

Le banc de parc.

J’ai regardé ma montre, classique, argent et bleue. Elle affichait 12:55. J’étais légèrement en avance, la dernière fois, c’était à 13:00. Mais j’aimais ce moment, l’attente, l’espoir.

C’était une belle journée d’avril. Fin avril pour être précis, on avait depuis un bon moment troqué les manteaux chauds pour des vestes ou des cotons ouatés plus légers. Mais cette journée-là, il faisait particulièrement chaud. Plus que la normale. Et comme à chaque printemps, et plus précisément, comme à chaque 29 avril, j’étais venu te rejoindre au parc. C’était notre rituel. À quelques pas de la piste cyclable, juste à droite du réverbère, il y avait ce banc de parc. Vert, en lattes de bois. La peinture écaillée témoignait de l’âge du banc, et de son entretien déficient. Mais c’était notre banc. 

J’avais mis mes pantalons gris et mes loafers brun, tes préférés. Puis je portais aussi le gilet de laine que tu m’avais offert. C’était un peu chaud, mais je savais que tu l’aimais beaucoup. 

Le vent soufflait doucement, il faisait tomber les feuilles récalcitrantes qui avaient résisté à l’automne, et survécut à l’hiver. En même temps, ça me rafraîchissait un peu. J’ai regardé ma montre, classique, argent et bleue. Elle affichait 12:55. J’étais légèrement en avance, la dernière fois, c’était à 13:00. Mais j’aimais ce moment, l’attente, l’espoir. 

Tu allais sans doute porter ta robe soleil jaune, avec les motifs de fleur rose en surimpression. Pas que je la trouvais particulièrement jolie, la robe. Les motifs étaient un peu banals, surtout, mal raccordés sur les coutures et c’était bizarre par endroit. Combien de fois, on a eu des fous rires à analyser les formes que ça faisait. Mais malgré tout, toi, dans cette robe, tu étais tellement belle. La façon dont elle épousait les formes de ton corps. La manière dont le tissu se pliait à chacun de tes mouvements. Les fines bretelles, le décolleté qui en révélait juste assez. Puis le jaune qui se mariait dont bien avec ton teint rose. Si le printemps avait une palette de couleur, ç’aurait été toi. 

Ma montre affichait maintenant 13:00. Un couple âgé est passé. L’homme avait une canne, sa femme le tenait par le bras. Comme des amoureux, bras dessus, bras dessous, ils traversaient la piste cyclable et le passage piétonnier comme une métaphore des amours qui durent. Lentement, ensemble, je les entendis rire, je les vis se regarder avec plus de tendresse que de jeunes amants. La dame avait une rose dans la main. Si l’amour était une photo, ce serait eux. 

13:10. Ton retard n'avait rien d’anormal. Même que plus souvent qu’autrement, je te donnais une heure en sachant très bien que tu arriverais 30 ou 40 minutes plus tard. C’est quelques chose qui m’a toujours plu chez toi. C’est légèreté, cette insouciance. Et ta façon de répondre à mes reproches ; “ t’es en retard… “ “Oh non monsieur, c’est toi qui es bien trop d’avance, et d’abord pourquoi se presser, on a tout le temps du monde, tu le sais, quand on est ensemble, le temps s’arrête.” Le temps s’arrête… Combien de fois m’as-tu dit ça.

13:25. Un cycliste est passé. Nonchalamment. Il avait des fleurs dans son panier. Je me suis dit qu’il s’en allait sûrement à un rendez-vous galant. Je n’ai pas eu le temps de remarquer la sorte de fleurs. Mais la couleur se rapprochait de celle du Magnolia. Et j'ai fait cette association, sans doute parce que je sais que ce sont tes fleurs préférées. Puis une bourrasque m’a sorti de mes pensées, le bouquet de fleurs que je t’ai acheté, que j’avais déposé à ma gauche, a roulé, propulsé par le vent et s’est écrasé par terre. En le relevant, quelques pétales, celles qui étaient fragiles, ou encore les quelques qui avaient séché, sont tombées par terre. Le vent s’est vite chargé de les envoyer virevolter au loin. 

13:40. Deux joggeuses sont passées. Doucement, elles avançaient à un rythme juste assez lent pour qu’elles tiennent une conversation. Elles devaient avoir autour de 20-25 ans. Celle de gauche portait un pantalon Lila. Il y avait le signe Nike à mi-cuisse. Étant en avril, elle portait un chandail à manche longue assorti. Ça m’a rappelé qu’on se moquait toujours des joggers et de leur kit de fitness. Tu ne disais tout le temps ; C’est supposé être un sport qui ne coûte rien, mais les gens portent pour 400 $ de vêtements pour aller suer dedans”. Quand elles sont passées devant moi, celle de gauche m'a regardé, ma souris, puis fait un clin d’œil. Je me suis dit que je pognais encore malgré tout. Puis je me suis réjoui que tu ne sois pas arrivée. Quoique, sans doute m'aurait-elle ignorée si elle t’avait vue. Elle s’est retournée à nouveau pour me regarder alors qu’elle était rendue un peu plus loin. J’ai vite tourné la tête pour qu'elle ne me voie pas la regarder. Si la gêne était une séquence vidéo, ce serait ce moment-là. 

Le Soleil amenait de plus en plus de chaleur, j’avais relevé mes manches parce que ça devenait légèrement inconfortable. J’ai regardé ma montre. 14:45. Je commençais à avoir un peu mal aux fesses. Ces damnés banc, aussi pratiques sont-ils, le confort n’est pas leur première qualité. Je décidai de nous accorder un 15 minutes de plus. Comme il faisait beau, et surtout parce que tu me manquais énormément. Puis 15 heures arriva. Je laissai s’échapper un léger soupir. Notre rendez-vous annuel tirait à sa fin, encore. Si la tristesse était quelqu’un, ce serait moi. 

J’ai pris le bouquet de fleurs et me suis levé. Un peu plus lentement qu’autrefois. Je pris bien le temps de regarder de chaque côté de la piste cyclable, m’assurant de ne pas me faire heurter par un vélo. Je traversai ensuite le petit chemin pour piéton et avançai un peu sur l’herbe. Un écureuil m’observait, lui qui venait de retrouver son butin, enfoui avant l’hiver au pied du vieux chêne. Au bout de quelque pas, je m’arrêtai. Silencieux, j’écoutais les oiseaux chanter, et le bruit de la ville au loin. Je me penchai et déposai les fleurs devant ta tombe. 

- J’espère que tu vas les aimer, j’ai pris la peine d'enlever l’enveloppe de plastique, je sais combien ça t'énerve les emballages non recyclables. J’ai pris les mêmes fleurs que d’habitudes, tu sais celles que je t’avais achetées il y a 20 ans. Même si j’ai jamais pu te les offrir, je m’en veux encore d’être arrivé en retard ce jour-là. Si je n’avais pas perdu connaissance en traversant le cimetière aussi, ça t’aurait peut-être sauvé la vie… Les médecins disent que je vais devoir composer avec ça toute ma vie. Mais, que si je suis suivi et que je prends mes médicaments, les risques que ça arrive demeurent faibles, et ça devrait aider avec les trous de mémoire. 

Le vent a soufflé encore une fois, plutôt fort. Comme si tu voulais me dire quelque chose. 

- Enfin. Je devrais m’en aller. Je n’ai pas le droit d’être en retard. 

Je me suis retourné, et me suis éloigné de ta tombe. J’avançais en regardant mes souliers. Puis le vent, encore, a soufflé, chatouillant ma nuque, un frisson a traversé mon corps. J’ai senti que tout commençait à tourner, j’ai cherché à m’appuyer sur le chêne pour ne pas tomber. Le vertige faisait se fermer un tunnel. Soudainement, mes yeux se sont réouverts. Je me suis redressé avec une assurance que je ne me connaissais pas. J’ai souris. D’un sourire qui ne m'appartenait pas. En relevant la tête. J’ai regardé le banc de parc. Notre banc de parc. Elle était assise, là. À ta place. Belle, délicate, elle portait une robe soleil bleu pâle avec des fleurs roses dessus. Des Magnolias. Si la réincarnation existait, elle, serait toi.

- Salut. 

Je parlais d’une voix qui n’était pas la mienne. 

- Allô.

Elle a prononcé ce “allô” d’une voix si douce. Pareil à la tienne. 

- Est-ce que je peux m'asseoir ? 

J’ai demandé ça sans aucune hésitations. Sans même me reconnaître moi-même. Avant même qu’elle ne réponde, j’étais déjà assis à côté d’elle. 

- En fait, j'attends quelqu’un… Elle a voulu m’ignorer, mais quelque chose l’empêchait de détourner le regard, elle me fixait, envoûtée. 

J’ai souris. Mon regard s’est enflammé. Elle ne me quittait plus des yeux. Ses yeux bleus absorbés dans l’intensité des miens. Déjà, j’avais pris le contrôle. 

- Tant pis pour lui, il n'aurait pas dû être en retard…

Si La Mort avait une double personnalité, ç’aurait été moi.

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Fiction Michel Greco Fiction Michel Greco

Tueur à gages

Je n’avais encore jamais vu la tête de quelqu’un éclater. Un peu comme tout le monde au fond. Ce n'est pas quelque chose qu’on voit tous les jours, ni nécessairement qu’on cherche absolument à être témoin de…

Je n’avais encore jamais vu la tête de quelqu’un éclater. Un peu comme tout le monde au fond. Ce n'est pas quelque chose qu’on voit tous les jours, ni nécessairement qu’on cherche absolument à être témoin de… Ça se passe dans les films, mais bon… Enfin, tout ça allait changer, c’était écrit, c’était ma destinée. On dit souvent dans notre milieu : « on ne choisit pas cette vie-là, c’est cette vie-là qui nous choisit ». Ça m’a toujours paru parfaitement logique. On ne peut pas non plus être responsable de tous les malheurs qui nous arrivent. Règle générale, la vie n’est pas une ligne droite, c’est une série de courbes, d’arrêts, d'erreurs, de réussites. Tout est une question d’équilibre. C’est la nature des choses. 


Dans mon milieu, il n'y a pas de zones grises. Vie ou mort. C’est simple, et si la vie est remplie de contradictions, de couleurs, d’histoires, enfin, vous voyez. La mort, elle, ne laisse aucun doute. Et c’est ce qui me séduit chez elle. C’est simple. On ne peut pas être un peu mort, quand on meurt, c’est la fin. Et pour nous, ça vient avec de la gratitude, l’accomplissement, le sentiment du travail bien fait. Bien sûr, et je comprends les réactions d'horreurs du monde externe, il faut être froid, impassible, insensible. On nous qualifie de sociopathes, de pourritures, de monstres. Mais quand on ne connaît que ça. On m’a bien appris à ne jamais juger un livre par sa couverture.

Donc, comme je le disais, j’y étais prédestiné. Orphelin, sans histoire, sans nom, je me suis vite retrouvé à errer dans ce milieu. Et comme bien d’autres, j’ai attendu mon tour. Ma chance, l’occasion de me faire valoir, prouver ma valeur, ma fidélité. Mais, on n'embarque pas là-dedans sans en connaître les risques. Combien en ai-je vu disparaître au fil du temps. Partir sur un coup, et ne jamais en revenir. Si les plus grands de ce métier sont ceux qui seront reconnus dans l’histoire comme des tueurs prolifiques, sans nom durant leur carrière, leur nom inspirera l’admiration et la peur par la suite. De l’autre côté, ceux qui seront à usage unique, malgré eux. Le prix exorbitant de la gloire. La mort. L’abandon. L’oubli. Et c’est là la cruauté de ce métier-là. Un jour, on nous choisit, on nous promet la gloire, on nous adule presque, puis, on devient gênant, de trop, un poids, un boulet. Le nombre de gars qui ont été retrouvés dans des lacs, du béton, abandonnés sur le trottoir, dans des champs ou encore dans des coffres d’auto. C’est un risque. Mais quand on n'a rien d’autre de toute façon. L’appât du gain et de la gloire est toujours plus fort. 


On apprend avec le temps à ne pas s’attacher. À rester froid. À accepter que ceux qu’on côtoie, du jour au lendemain, peuvent ne plus jamais revenir. Tous ces jeunes et leur YOLO*, pour nous, c’était YOKO, pas la japonaise, la phrase, You Only Kill Once, voilà qui aurait pu faire un bon titre de James Bond, ou pas. Quand les gars sortaient, c’était pour faire le job, peu importe la suite. En plein jour, en pleine nuit, dans un restaurant bondé ou une ruelle, à l'abri des regards, on ne choisit pas le bon moment, c’est le moment qui nous choisit. Quand on passe des semaines, des mois à planifier une attaque, on ne peut pas se tromper. Il faut savoir être précis, audacieux, et surtout n’avoir peur de rien. Une fois qu’on sort notre morceau**, on ne peut pas être sensible à la réaction des autres. Les cris, la panique, les pleurs. C’est le prix à payer. 


Donc comme je disais, je n’avais jamais vu la tête de quelqu’un éclater. Mais voilà enfin que c’était mon tour. On m’avait choisi moi. Mon moment pour briller. Et par chance, le mandat, enfin, la cible, allait être facile. Il devait sortir d’un commerce par la porte arrière à 14:30. Nous attendrions derrière le conteneur et au moment où il se serait éloigné juste assez de la porte. On frapperait. La consigne est claire, on vise la tête. On ne veut pas le blesser, on ne veut pas le manquer. J’étais prêt. J’avais vu ce scénario dans ma tête des centaines de fois. On l’avait filé pendant un moment, on connaissait tous ses faits et gestes. Les athlètes parlent souvent de visualisation, c’est pareil pour nous. On bondit et BAM, entre les deux yeux. Puis, on en tire une autre une fois le corps au sol, pour s’assurer du décès. Si on vise bien, ils ne souffrent pas tant. Presque pas en fait, ça va si vite. Ils n’ont pas le temps de réaliser qu’ils sont morts, leur cervelle est déjà répandue un peu partout. 

Tout était en place. 14:27, nous étions bien installés derrière le conteneur bleu. L’odeur des ordures rendait tout ça encore plus vrai, une odeur de poubelle pour éliminer une ordure, ça ferait un bon titre pour la Une des journaux ça.  Le repérage nous avait permis d’établir que la voiture était à 6 mètres de la porte, lorsqu’il sera à deux mètres et demi, on sortirait de notre cachette. 14:30, il sortit comme prévu, d’un pas nonchalant, cellulaire à la main, il avançait. Et cette idée de nos jours d’avoir les yeux rivés sur un écran, impossible d’être alerte. Bien vêtu, veston, chemise blanche lignée ton sur ton, cravate noire, le pantalon assorti et les souliers luisants. Je me suis dit qu’il faisait quand même chaud pour porter un complet, puis je me suis dit ; tant qu’à mourir, aussi bien mourir dans ses habits funéraires. Moins de travail pour l'embaumeur. 3 mètres, il nous a vus une fraction de seconde trop tard, nous avions déjà bondi, l’arme en joue. Pas le temps d’un sourire, un clin d’œil, la gâchette était pressée, par la suite le ralentit ; comme au cinéma. La trajectoire parfaite, l’impact assuré. L’épiderme qui commence à déchirer sous la force de l’impact, puis se cautérise, laissant un cerne noir. L’os du crâne s’ouvre sans aucune résistance, ensuite, le voyage à travers la cervelle, déchirant tout au passage, ouvrant les valves d’hémoglobine. À ce moment-là, il commence à peine à lâcher son téléphone, trop tard, il ne réalise même pas que la mort l'envahit de façon balistique. Jamais auparavant un tunnel crânien n’avait été construit à une telle vitesse, de quoi rendre la classe politique jalouse. Tout ça sans dépassement de coûts. Enfin, la sortie, beaucoup plus spectaculaire, si l'impact d’entrée laissait un trou étroit et svelte, à la sortie, le carnage, l’explosion, la sensation de créer un feu d’artifice organique. Le crâne qui éclate. La lumière qui s’empare de l'intérieur, illumine pour la première fois ce cerveau. La projection en arrière des morceaux d’os, de peau, de cerveaux en lambeau. Le sang qui gicle à en repeindre le conteneur. Puis enfin, la chute du corps. Lourd, qui s’écrase au sol, son veston se pliant sous lui, froissé. Un nuage de poussière se dégage de sous le corps, créant une onde de choc.  


Et moi. 

Le sentiment de réussite, du devoir accompli, mais c’est trop. D’abord, c'est franchement dégueulasse, ça me répugne, je suis couvert de sang, j’ai envie de vomir et je m’effondre. Je m’écrase contre le mur. C’en est trop, je suis au sol, paralysé. J’entends le second coup de feu, «Come on! Come on! let’s go! let’s go!», les bruits de pas qui s'éloignent, l’abandon, la porte de la voiture qui se ferme, le crissement des pneus sur l’asphalte chaud. Puis rien. 


Le silence.


Le vide. 


Le temps en suspension. 


Je suis là, au sol, un cadavre à côté de moi. Son sang vient border les contours de mon corps. Je suis inondée de ce fluide rouge. Les rivières pourpres sortent de leur lit et s’étendent sans aucune retenue. 

Étourdi.

Un cillement, l’impression que mon ouïe est changée à jamais, des cris, des pas, des sirènes.

Les voitures qui affluent, les gens, le bruit des appareils photos. Et moi, paralysé, je jubile, je ris, mais aucun sons. La gloire… La satisfaction. Je suis écrasé au sol, je me sens éparpillé, déformé. Mais j’ai réussi. On ne peut que constater le décès du pauvre homme, couché sur le dos, son cellulaire baignant dans une flaque de sang ; bye bye la garantie. Puis, on s’intéresse à moi. On m’identifie, moi, l’orphelin sans nom. Je suis ému de toute cette importance qu’on m’accorde enfin, on sait qui je suis. Sachant que je suis un témoin privilégié, la clé de ce crime odieux, brutal, cette signature mainte et mainte fois utilisé. On m’observe, me photographie, on va même jusqu’à mettre un carton jaune portant mon nom, juste à côté de moi. Facile de poser quand on ne peut plus bouger. Jamais depuis ma naissance autant de gens avaient posé les yeux sur moi. On me soulève, on m'observe. On me manipule avec des gants blancs, encore. Une forme de respect. Mais la gloire, dans ce domaine, est éphémère. Ma paralysie, mon état statique, mon Locked-in syndrom, sans doute, confondent les meilleurs limiers. On me dépose dans un sac, identifié, ce traitement réservé habituellement aux morts. Ce sac étiqueté, moi, qu’on a toujours appelé : Lui, ça, this one. Enfin, j'allais savoir comment je m’appelle. Enfin, on me donnait toute cette attention que depuis toujours, je cherchais

Le vent fit tournoyer l’étiquette, pendant au bout d’une ficelle blanche.

On pouvait y lire mon nom : Projectile 9 mm ; Pièce à conviction # 1. 

Numéro 1… Le summum de la gloire, j’étais au sommet!

* YOLO You Only Live Once, On ne vit qu’une fois

* Morceau, dans le jargon interloppe, désigne une arme à feu



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