Tueur à gages

Je n’avais encore jamais vu la tête de quelqu’un éclater. Un peu comme tout le monde au fond. Ce n'est pas quelque chose qu’on voit tous les jours, ni nécessairement qu’on cherche absolument à être témoin de… Ça se passe dans les films, mais bon… Enfin, tout ça allait changer, c’était écrit, c’était ma destinée. On dit souvent dans notre milieu : « on ne choisit pas cette vie-là, c’est cette vie-là qui nous choisit ». Ça m’a toujours paru parfaitement logique. On ne peut pas non plus être responsable de tous les malheurs qui nous arrivent. Règle générale, la vie n’est pas une ligne droite, c’est une série de courbes, d’arrêts, d'erreurs, de réussites. Tout est une question d’équilibre. C’est la nature des choses. 


Dans mon milieu, il n'y a pas de zones grises. Vie ou mort. C’est simple, et si la vie est remplie de contradictions, de couleurs, d’histoires, enfin, vous voyez. La mort, elle, ne laisse aucun doute. Et c’est ce qui me séduit chez elle. C’est simple. On ne peut pas être un peu mort, quand on meurt, c’est la fin. Et pour nous, ça vient avec de la gratitude, l’accomplissement, le sentiment du travail bien fait. Bien sûr, et je comprends les réactions d'horreurs du monde externe, il faut être froid, impassible, insensible. On nous qualifie de sociopathes, de pourritures, de monstres. Mais quand on ne connaît que ça. On m’a bien appris à ne jamais juger un livre par sa couverture.

Donc, comme je le disais, j’y étais prédestiné. Orphelin, sans histoire, sans nom, je me suis vite retrouvé à errer dans ce milieu. Et comme bien d’autres, j’ai attendu mon tour. Ma chance, l’occasion de me faire valoir, prouver ma valeur, ma fidélité. Mais, on n'embarque pas là-dedans sans en connaître les risques. Combien en ai-je vu disparaître au fil du temps. Partir sur un coup, et ne jamais en revenir. Si les plus grands de ce métier sont ceux qui seront reconnus dans l’histoire comme des tueurs prolifiques, sans nom durant leur carrière, leur nom inspirera l’admiration et la peur par la suite. De l’autre côté, ceux qui seront à usage unique, malgré eux. Le prix exorbitant de la gloire. La mort. L’abandon. L’oubli. Et c’est là la cruauté de ce métier-là. Un jour, on nous choisit, on nous promet la gloire, on nous adule presque, puis, on devient gênant, de trop, un poids, un boulet. Le nombre de gars qui ont été retrouvés dans des lacs, du béton, abandonnés sur le trottoir, dans des champs ou encore dans des coffres d’auto. C’est un risque. Mais quand on n'a rien d’autre de toute façon. L’appât du gain et de la gloire est toujours plus fort. 


On apprend avec le temps à ne pas s’attacher. À rester froid. À accepter que ceux qu’on côtoie, du jour au lendemain, peuvent ne plus jamais revenir. Tous ces jeunes et leur YOLO*, pour nous, c’était YOKO, pas la japonaise, la phrase, You Only Kill Once, voilà qui aurait pu faire un bon titre de James Bond, ou pas. Quand les gars sortaient, c’était pour faire le job, peu importe la suite. En plein jour, en pleine nuit, dans un restaurant bondé ou une ruelle, à l'abri des regards, on ne choisit pas le bon moment, c’est le moment qui nous choisit. Quand on passe des semaines, des mois à planifier une attaque, on ne peut pas se tromper. Il faut savoir être précis, audacieux, et surtout n’avoir peur de rien. Une fois qu’on sort notre morceau**, on ne peut pas être sensible à la réaction des autres. Les cris, la panique, les pleurs. C’est le prix à payer. 


Donc comme je disais, je n’avais jamais vu la tête de quelqu’un éclater. Mais voilà enfin que c’était mon tour. On m’avait choisi moi. Mon moment pour briller. Et par chance, le mandat, enfin, la cible, allait être facile. Il devait sortir d’un commerce par la porte arrière à 14:30. Nous attendrions derrière le conteneur et au moment où il se serait éloigné juste assez de la porte. On frapperait. La consigne est claire, on vise la tête. On ne veut pas le blesser, on ne veut pas le manquer. J’étais prêt. J’avais vu ce scénario dans ma tête des centaines de fois. On l’avait filé pendant un moment, on connaissait tous ses faits et gestes. Les athlètes parlent souvent de visualisation, c’est pareil pour nous. On bondit et BAM, entre les deux yeux. Puis, on en tire une autre une fois le corps au sol, pour s’assurer du décès. Si on vise bien, ils ne souffrent pas tant. Presque pas en fait, ça va si vite. Ils n’ont pas le temps de réaliser qu’ils sont morts, leur cervelle est déjà répandue un peu partout. 

Tout était en place. 14:27, nous étions bien installés derrière le conteneur bleu. L’odeur des ordures rendait tout ça encore plus vrai, une odeur de poubelle pour éliminer une ordure, ça ferait un bon titre pour la Une des journaux ça.  Le repérage nous avait permis d’établir que la voiture était à 6 mètres de la porte, lorsqu’il sera à deux mètres et demi, on sortirait de notre cachette. 14:30, il sortit comme prévu, d’un pas nonchalant, cellulaire à la main, il avançait. Et cette idée de nos jours d’avoir les yeux rivés sur un écran, impossible d’être alerte. Bien vêtu, veston, chemise blanche lignée ton sur ton, cravate noire, le pantalon assorti et les souliers luisants. Je me suis dit qu’il faisait quand même chaud pour porter un complet, puis je me suis dit ; tant qu’à mourir, aussi bien mourir dans ses habits funéraires. Moins de travail pour l'embaumeur. 3 mètres, il nous a vus une fraction de seconde trop tard, nous avions déjà bondi, l’arme en joue. Pas le temps d’un sourire, un clin d’œil, la gâchette était pressée, par la suite le ralentit ; comme au cinéma. La trajectoire parfaite, l’impact assuré. L’épiderme qui commence à déchirer sous la force de l’impact, puis se cautérise, laissant un cerne noir. L’os du crâne s’ouvre sans aucune résistance, ensuite, le voyage à travers la cervelle, déchirant tout au passage, ouvrant les valves d’hémoglobine. À ce moment-là, il commence à peine à lâcher son téléphone, trop tard, il ne réalise même pas que la mort l'envahit de façon balistique. Jamais auparavant un tunnel crânien n’avait été construit à une telle vitesse, de quoi rendre la classe politique jalouse. Tout ça sans dépassement de coûts. Enfin, la sortie, beaucoup plus spectaculaire, si l'impact d’entrée laissait un trou étroit et svelte, à la sortie, le carnage, l’explosion, la sensation de créer un feu d’artifice organique. Le crâne qui éclate. La lumière qui s’empare de l'intérieur, illumine pour la première fois ce cerveau. La projection en arrière des morceaux d’os, de peau, de cerveaux en lambeau. Le sang qui gicle à en repeindre le conteneur. Puis enfin, la chute du corps. Lourd, qui s’écrase au sol, son veston se pliant sous lui, froissé. Un nuage de poussière se dégage de sous le corps, créant une onde de choc.  


Et moi. 

Le sentiment de réussite, du devoir accompli, mais c’est trop. D’abord, c'est franchement dégueulasse, ça me répugne, je suis couvert de sang, j’ai envie de vomir et je m’effondre. Je m’écrase contre le mur. C’en est trop, je suis au sol, paralysé. J’entends le second coup de feu, «Come on! Come on! let’s go! let’s go!», les bruits de pas qui s'éloignent, l’abandon, la porte de la voiture qui se ferme, le crissement des pneus sur l’asphalte chaud. Puis rien. 


Le silence.


Le vide. 


Le temps en suspension. 


Je suis là, au sol, un cadavre à côté de moi. Son sang vient border les contours de mon corps. Je suis inondée de ce fluide rouge. Les rivières pourpres sortent de leur lit et s’étendent sans aucune retenue. 

Étourdi.

Un cillement, l’impression que mon ouïe est changée à jamais, des cris, des pas, des sirènes.

Les voitures qui affluent, les gens, le bruit des appareils photos. Et moi, paralysé, je jubile, je ris, mais aucun sons. La gloire… La satisfaction. Je suis écrasé au sol, je me sens éparpillé, déformé. Mais j’ai réussi. On ne peut que constater le décès du pauvre homme, couché sur le dos, son cellulaire baignant dans une flaque de sang ; bye bye la garantie. Puis, on s’intéresse à moi. On m’identifie, moi, l’orphelin sans nom. Je suis ému de toute cette importance qu’on m’accorde enfin, on sait qui je suis. Sachant que je suis un témoin privilégié, la clé de ce crime odieux, brutal, cette signature mainte et mainte fois utilisé. On m’observe, me photographie, on va même jusqu’à mettre un carton jaune portant mon nom, juste à côté de moi. Facile de poser quand on ne peut plus bouger. Jamais depuis ma naissance autant de gens avaient posé les yeux sur moi. On me soulève, on m'observe. On me manipule avec des gants blancs, encore. Une forme de respect. Mais la gloire, dans ce domaine, est éphémère. Ma paralysie, mon état statique, mon Locked-in syndrom, sans doute, confondent les meilleurs limiers. On me dépose dans un sac, identifié, ce traitement réservé habituellement aux morts. Ce sac étiqueté, moi, qu’on a toujours appelé : Lui, ça, this one. Enfin, j'allais savoir comment je m’appelle. Enfin, on me donnait toute cette attention que depuis toujours, je cherchais

Le vent fit tournoyer l’étiquette, pendant au bout d’une ficelle blanche.

On pouvait y lire mon nom : Projectile 9 mm ; Pièce à conviction # 1. 

Numéro 1… Le summum de la gloire, j’étais au sommet!

* YOLO You Only Live Once, On ne vit qu’une fois

* Morceau, dans le jargon interloppe, désigne une arme à feu



Previous
Previous

Le banc de parc.