Le banc de parc.

C’était une belle journée d’avril. Fin avril pour être précis, on avait depuis un bon moment troqué les manteaux chauds pour des vestes ou des cotons ouatés plus légers. Mais cette journée-là, il faisait particulièrement chaud. Plus que la normale. Et comme à chaque printemps, et plus précisément, comme à chaque 29 avril, j’étais venu te rejoindre au parc. C’était notre rituel. À quelques pas de la piste cyclable, juste à droite du réverbère, il y avait ce banc de parc. Vert, en lattes de bois. La peinture écaillée témoignait de l’âge du banc, et de son entretien déficient. Mais c’était notre banc. 

J’avais mis mes pantalons gris et mes loafers brun, tes préférés. Puis je portais aussi le gilet de laine que tu m’avais offert. C’était un peu chaud, mais je savais que tu l’aimais beaucoup. 

Le vent soufflait doucement, il faisait tomber les feuilles récalcitrantes qui avaient résisté à l’automne, et survécut à l’hiver. En même temps, ça me rafraîchissait un peu. J’ai regardé ma montre, classique, argent et bleue. Elle affichait 12:55. J’étais légèrement en avance, la dernière fois, c’était à 13:00. Mais j’aimais ce moment, l’attente, l’espoir. 

Tu allais sans doute porter ta robe soleil jaune, avec les motifs de fleur rose en surimpression. Pas que je la trouvais particulièrement jolie, la robe. Les motifs étaient un peu banals, surtout, mal raccordés sur les coutures et c’était bizarre par endroit. Combien de fois, on a eu des fous rires à analyser les formes que ça faisait. Mais malgré tout, toi, dans cette robe, tu étais tellement belle. La façon dont elle épousait les formes de ton corps. La manière dont le tissu se pliait à chacun de tes mouvements. Les fines bretelles, le décolleté qui en révélait juste assez. Puis le jaune qui se mariait dont bien avec ton teint rose. Si le printemps avait une palette de couleur, ç’aurait été toi. 

Ma montre affichait maintenant 13:00. Un couple âgé est passé. L’homme avait une canne, sa femme le tenait par le bras. Comme des amoureux, bras dessus, bras dessous, ils traversaient la piste cyclable et le passage piétonnier comme une métaphore des amours qui durent. Lentement, ensemble, je les entendis rire, je les vis se regarder avec plus de tendresse que de jeunes amants. La dame avait une rose dans la main. Si l’amour était une photo, ce serait eux. 

13:10. Ton retard n'avait rien d’anormal. Même que plus souvent qu’autrement, je te donnais une heure en sachant très bien que tu arriverais 30 ou 40 minutes plus tard. C’est quelques chose qui m’a toujours plu chez toi. C’est légèreté, cette insouciance. Et ta façon de répondre à mes reproches ; “ t’es en retard… “ “Oh non monsieur, c’est toi qui es bien trop d’avance, et d’abord pourquoi se presser, on a tout le temps du monde, tu le sais, quand on est ensemble, le temps s’arrête.” Le temps s’arrête… Combien de fois m’as-tu dit ça.

13:25. Un cycliste est passé. Nonchalamment. Il avait des fleurs dans son panier. Je me suis dit qu’il s’en allait sûrement à un rendez-vous galant. Je n’ai pas eu le temps de remarquer la sorte de fleurs. Mais la couleur se rapprochait de celle du Magnolia. Et j'ai fait cette association, sans doute parce que je sais que ce sont tes fleurs préférées. Puis une bourrasque m’a sorti de mes pensées, le bouquet de fleurs que je t’ai acheté, que j’avais déposé à ma gauche, a roulé, propulsé par le vent et s’est écrasé par terre. En le relevant, quelques pétales, celles qui étaient fragiles, ou encore les quelques qui avaient séché, sont tombées par terre. Le vent s’est vite chargé de les envoyer virevolter au loin. 

13:40. Deux joggeuses sont passées. Doucement, elles avançaient à un rythme juste assez lent pour qu’elles tiennent une conversation. Elles devaient avoir autour de 20-25 ans. Celle de gauche portait un pantalon Lila. Il y avait le signe Nike à mi-cuisse. Étant en avril, elle portait un chandail à manche longue assorti. Ça m’a rappelé qu’on se moquait toujours des joggers et de leur kit de fitness. Tu ne disais tout le temps ; C’est supposé être un sport qui ne coûte rien, mais les gens portent pour 400 $ de vêtements pour aller suer dedans”. Quand elles sont passées devant moi, celle de gauche m'a regardé, ma souris, puis fait un clin d’œil. Je me suis dit que je pognais encore malgré tout. Puis je me suis réjoui que tu ne sois pas arrivée. Quoique, sans doute m'aurait-elle ignorée si elle t’avait vue. Elle s’est retournée à nouveau pour me regarder alors qu’elle était rendue un peu plus loin. J’ai vite tourné la tête pour qu'elle ne me voie pas la regarder. Si la gêne était une séquence vidéo, ce serait ce moment-là. 

Le Soleil amenait de plus en plus de chaleur, j’avais relevé mes manches parce que ça devenait légèrement inconfortable. J’ai regardé ma montre. 14:45. Je commençais à avoir un peu mal aux fesses. Ces damnés banc, aussi pratiques sont-ils, le confort n’est pas leur première qualité. Je décidai de nous accorder un 15 minutes de plus. Comme il faisait beau, et surtout parce que tu me manquais énormément. Puis 15 heures arriva. Je laissai s’échapper un léger soupir. Notre rendez-vous annuel tirait à sa fin, encore. Si la tristesse était quelqu’un, ce serait moi. 

J’ai pris le bouquet de fleurs et me suis levé. Un peu plus lentement qu’autrefois. Je pris bien le temps de regarder de chaque côté de la piste cyclable, m’assurant de ne pas me faire heurter par un vélo. Je traversai ensuite le petit chemin pour piéton et avançai un peu sur l’herbe. Un écureuil m’observait, lui qui venait de retrouver son butin, enfoui avant l’hiver au pied du vieux chêne. Au bout de quelque pas, je m’arrêtai. Silencieux, j’écoutais les oiseaux chanter, et le bruit de la ville au loin. Je me penchai et déposai les fleurs devant ta tombe. 

- J’espère que tu vas les aimer, j’ai pris la peine d'enlever l’enveloppe de plastique, je sais combien ça t'énerve les emballages non recyclables. J’ai pris les mêmes fleurs que d’habitudes, tu sais celles que je t’avais achetées il y a 20 ans. Même si j’ai jamais pu te les offrir, je m’en veux encore d’être arrivé en retard ce jour-là. Si je n’avais pas perdu connaissance en traversant le cimetière aussi, ça t’aurait peut-être sauvé la vie… Les médecins disent que je vais devoir composer avec ça toute ma vie. Mais, que si je suis suivi et que je prends mes médicaments, les risques que ça arrive demeurent faibles, et ça devrait aider avec les trous de mémoire. 

Le vent a soufflé encore une fois, plutôt fort. Comme si tu voulais me dire quelque chose. 

- Enfin. Je devrais m’en aller. Je n’ai pas le droit d’être en retard. 

Je me suis retourné, et me suis éloigné de ta tombe. J’avançais en regardant mes souliers. Puis le vent, encore, a soufflé, chatouillant ma nuque, un frisson a traversé mon corps. J’ai senti que tout commençait à tourner, j’ai cherché à m’appuyer sur le chêne pour ne pas tomber. Le vertige faisait se fermer un tunnel. Soudainement, mes yeux se sont réouverts. Je me suis redressé avec une assurance que je ne me connaissais pas. J’ai souris. D’un sourire qui ne m'appartenait pas. En relevant la tête. J’ai regardé le banc de parc. Notre banc de parc. Elle était assise, là. À ta place. Belle, délicate, elle portait une robe soleil bleu pâle avec des fleurs roses dessus. Des Magnolias. Si la réincarnation existait, elle, serait toi.

- Salut. 

Je parlais d’une voix qui n’était pas la mienne. 

- Allô.

Elle a prononcé ce “allô” d’une voix si douce. Pareil à la tienne. 

- Est-ce que je peux m'asseoir ? 

J’ai demandé ça sans aucune hésitations. Sans même me reconnaître moi-même. Avant même qu’elle ne réponde, j’étais déjà assis à côté d’elle. 

- En fait, j'attends quelqu’un… Elle a voulu m’ignorer, mais quelque chose l’empêchait de détourner le regard, elle me fixait, envoûtée. 

J’ai souris. Mon regard s’est enflammé. Elle ne me quittait plus des yeux. Ses yeux bleus absorbés dans l’intensité des miens. Déjà, j’avais pris le contrôle. 

- Tant pis pour lui, il n'aurait pas dû être en retard…

Si La Mort avait une double personnalité, ç’aurait été moi.

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