Un coup de feu retentit. Puis un corbeau croassa. Suivi d’un autre, et d’un autre, et d’une centaine d’autres. Puis le silence.
La Lincoln Continental noire avait tourné dans l’allée couverte de feuilles. La route, bordée d’érables, s’étendait sur une centaine de mètres avant de devenir un simple chemin forestier plutôt plat. On se retrouvait alors dans ce qu’on appelait « Le Domaine aux Corbeaux », une vaste étendue forestière où l’on retrouvait une panoplie de chalets de tous styles, quelques érablières privées et une pourvoirie. Octobre offrait sans conteste les plus beaux décors pleine nature de la région. Les arbres aux teintes jaunes, oranges, rouges et vertes devenaient sujets des photos de touristes et d’amateurs de plein air.
Christophe détestait sortir de Montréal. Tout était loin, et les routes étaient rudes. Un amalgame de chemins terreux, bosselés et de routes en gravier. Ça faisait claquer la suspension de sa voiture, en plus de couvrir cette dernière d’une couche de poussière qui allait nécessiter un lavage… et un cirage. Par-dessus tout, il n’avait pas de réseau cellulaire.
Antoine, dans le siège passager, profitait de la chaleur d’octobre. La fenêtre baissée, il avait un bras sorti, cigarette à la main. De toute chose, il appréciait l’air frais de la forêt, mais surtout l’odeur des feuilles mouillées qui couvraient le plancher forestier. Il prenait un malin plaisir à nommer chaque numéro civique qu’ils apercevaient. Le rang aux Renards dessinait une loop autour du lac aux Canards. La topologie animalière l’amusait aussi beaucoup.
— 37.
— 38.
— T’as pas fini ?
— Non. 39.
— C’est parce qu’on s’en va au numéro 76.
— Bin c’est ça, je m’assure qu’on l’manque pas.
— Tu t’assures de marcher de 40 à 76.
Il tourna la tête vers Christophe, prit une puff de cigarette, regarda en avant.
— 40.
Christophe l’ignora. Il jouait avec le bouton de la radio, cherchant une chaîne, mais ne trouvait que du bruit blanc. L’aiguille orange se promenait de gauche à droite, en vain.
— Je peux te chanter les meilleurs succès de Paolo Noël si tu veux.
— Seigneur, non.
— Come on, Chris, pourquoi tu boudes ? C’est parfait ici.
— C’est loin, mon cell pogne pas, pis je suis ici avec toi pour j’sais pas combien d’temps.
— 52.
— ARRÊTE !
La Lincoln arriva finalement à hauteur du 76, rang aux Renards. Un ruban jaune bloquait l’accès au chemin privé. Un policier de la SQ se tenait debout juste à côté. Il décrocha le ruban pour leur ouvrir le passage. Il les salua, puis ils s’engagèrent.
— Parke-toi en arrière de la BM.
— T’es rendu valet ?
Ils sortirent de l’auto. Marcher sur les feuilles humides était désagréable : ça collait, ça glissait. Christophe passait son temps à secouer ses pieds pour décoller les feuilles de sous ses souliers. Antoine, lui, restait amusé. Il observa la canopée ; les corbeaux criaient à tour de rôle. Un léger frisson le traversa.
Ils arrivèrent à la porte du chalet d’accueil de la pourvoirie Renard. Christophe allait ouvrir la porte quand celle-ci s’ouvrit devant lui.
Sarah, en train d’enlever ses gants de latex, en sortit.
Christophe fit le saut. Puis Antoine réagit.
— Sarah ! Je savais que je connaissais cette BM-là.
— Ah bin. Ti-Gus et Ti-Mousse.
— Qui ?
— Arf. Laissez faire.
Ils se rendirent au centre de l’accueil. Sur le sol, gisait Maurice Leroux, 63 ans, propriétaire de la pourvoirie Renard. Sarah expliqua le meurtre :
— Il a été tiré à bout portant, une balle dans l’œil gauche. L’arrière de sa tête est éclaté. Sûrement un .45. Il est mort sur le coup.
Elle pointa ensuite son visage :
— Ça, ça a été fait post-mortem… une signature j’imagine. Les gars de la SQ étaient arrivés les premiers. En recueillant les témoignages, ils ont noté que le voisin de la pourvoirie, un certain Jean Pigeon, éleveur de corbeaux, avait maille à partir avec Leroux. Tout pointe vers lui, mais on n’a pas l’arme, on n’a pas de témoin direct. Juste un motif : les renards de Leroux auraient tué plusieurs corbeaux de Pigeon.
Christophe avait son calepin en main. Il s’approcha du cadavre. Rizzo était juste à côté de lui. Il prit une cigarette qu’il plaça sur son oreille — un vieux réflexe. Il fit le tour de la dépouille pendant que Christophe faisait un croquis.
Maurice Leroux. Éleveur de renards et proprio d’la pourvoirie. Tué par Jean Pigeon, éleveur de corbeaux. Enfin, Antoine regarda le mort de plus près. Puis s’exclama :
— Tabarnak, y s’est fait planter un corbeau dans tête.
— Ça compte comme un double meurtre ?? demanda Christophe, sourire aux lèvres.
— Je sais pas, mais c’est un cas pour les agents de la faune.
— Seulement si c’est le corbeau le coupable.
Antoine se releva et regarda Sarah.
— T’en penses quoi, Sarah ?
— À première vue, le tueur a utilisé un gros slingshot à corbeau. Sinon j’vois pas comment le corbeau a pu pénétrer aussi creux dans sa tête. À moins que ce soit un corbeau pèlerin.
Christophe remit son calepin dans la poche de sa veste, puis se tourna vers Sarah à son tour.
— Toujours aussi drôle.
— J’suis pas drôle, j’expose des faits. Blague à part, c’est assez clair. Le corbeau porte des marques de morsures.
— Donc : le corbeau a été tué par un des renards de Leroux, Pigeon l’a trouvé, a pété les plombs, est venu faire exploser la tête du bonhomme et lui a planté le corbeau mort dans le crâne.
— Facile comme ça, répondit Sarah en se croisant les bras.
— Bon bin on retourne à Montréal.
— Attends un peu, l’interrompit Rizzo. Pigeon, ils l’ont arrêté ?
— Ça, c’est la deuxième scène de crime. Venez.
Ils sortirent du chalet principal pour se diriger vers un petit chemin boisé. Une centaine de mètres plus loin, ils débouchèrent sur une clairière aménagée. On pouvait voir plusieurs dunes qui ceinturaient un espace central. Chaque dune comportait un trou, qui semblait être l’entrée d’un terrier. Au centre, plusieurs bidons d’essence jonchaient le sol. Une petite section brûlée était marquée d’un gros cercle noir. À côté d’un des terriers, on retrouvait alors ce qui semblait être des restes humains : des jambes, une partie de torse et un bras. Sarah reprit la parole.
— Messieurs, je vous présente Jean Pigeon. Enfin, ce qu’il en reste.
— Calice, lâcha Christophe.
Antoine enchaîna avec un brin d’humour.
— C’est quoi la citation déjà ? Un bon renard ne mange jamais le Pigeon, son voisin ?
Sarah rit fort. Christophe, sec, le jugea.
— Rizzo, tu pourrais pas être sérieux ? Y a quand même deux morts.
— Trois, avec le corbeau, ajouta Sarah.
— Je travaille avec des enfants.
Sarah et Antoine se regardèrent, complices. La noirceur commençait déjà à s’installer. Ce faisant, ils retournèrent à l’accueil de la pourvoirie.
— C’est quoi, la suite ? demanda Rizzo. Parce qu’on a pas mal tout.
— Il me reste quelques échantillons à prélever, et les gars du labo peuvent seulement passer demain récupérer les corps. On va les couvrir et protéger les scènes jusqu’à demain. Ce soir, on dort ici. On a un chalet à notre disposition, expliqua Sarah.
— Parfait. De notre côté, demain on rencontre les témoins. On monte le dossier, on compile les éléments de preuve. Pourquoi c’est pas la SQ qui l’a pris?
— Ils sont débordés. Ils ont aussi demandé l’aide de Montréal par transparence. La victime c’est le père de l’enquêteur aux homicides de la région.
— Fair enough. Bon bin allons-y, je vais passer prendre nos sacs dans le char, le reste ça peut aller à demain. Annonça Christophe.
— Rendu là, les morts ont tout leur temps. C’est aussi ce que j’admire chez eux.
Elle fit une petite pause, un corbeau croassa.
— Au fait, y a juste deux chambres, mais la vôtre a un lit à deux étages.
— J’prends le lit du haut ! cria Antoine en partant à courir vers le chalet.
Christophe leva les épaules. Sarah lui sourit, avant de suivre Rizzo. Il la regarda s’éloigner, se mordit la joue, puis se dirigea vers la voiture. Lorsqu’il entra dans le petit chalet de bois rond, il constata qu’Antoine et Sarah étaient côte à côte devant l’îlot, bière à la main, tout sourire. En voyant Christophe entrer, ils s’éloignèrent un peu l’un de l’autre.
— Je peux demander un autre chalet si vous voulez.
— Commence pas, Chris.
Sarah lui ouvrit une bière qu’elle glissa sur le comptoir. Il vint la récupérer et prit une grosse gorgée. Ils se mirent à parler de tout et de rien, des dernières enquêtes, des autopsies récentes de Sarah.
Les bières se suivirent et les bouteilles vides s’accumulèrent. Ils finirent assis autour de la table. Christophe, désireux de bloquer Antoine, s’informa de la situation amoureuse de Sarah.
— Pis, les amours, Sarah ? Ça dit quoi ?
— Tsé, moi, à part les cadavres, y a pas grand monde dans ma vie.
— Ok, mais attends, tu as sûrement besoin d’un peu de compagnie par moment, non ?
— Juste en hiver. Sinon j’ai un chat.
— D’ailleurs, je t’ai ramené ta brosse à dents, répliqua Antoine, qui ne suivait plus trop la discussion.
— T’avais ta brosse à dents chez lui ? demanda Christophe, choqué.
— J’aime ça m’éparpiller.
Il prit un air sérieux.
— Attends, Antoine, t’étais pas avec ma sœur ?
— Laquelle ?
— Maude.
— Non, on n’a jamais été officiellement ensemble.
Christophe hésita un instant.
— Rachel, d’abord.
— Nah, sont compliquées, les Langlois.
— Esti que tu m’énerves. Ta vie est impossible.
— Tu dis ça parce que ta vie est rangée.
— Pis parce qu’il manque pas une occasion de me cruiser, ajouta Sarah. Assassine.
— Je te cruise pas, je te complimente.
— Mais t’es marié, Christophe. Laisse ta femme pis on verra après.
— T’es pas sérieuse quand tu dis ça ? demanda-t-il, incrédule.
Sarah se mit à rire, faisant tomber sa bière. Antoine se leva pour aller chercher des papiers essuie-tout. Ils épongèrent le tout. Christophe regardait Sarah avec un visage interrogateur. Il espérait une réponse positive.
— Tsé quoi, Chris… Si j’étais un fromage, tu serais le corbeau, pis Rizzo le renard.
— Pas certain de te suivre, Sarah.
— Bin, ça se peut que j’aille faire un tour dans ta bouche, mais au final, c’est Rizzo qui risque d’me manger.
Elle lui sourit, ajoutant un clin d’œil. De toute évidence, vexé, Christophe se leva, vida sa bière dans le lavabo et se dirigea vers la chambre, dont il claqua la porte. Sarah prit la bière d’Antoine et porta le goulot à ses lèvres, ne le quittant pas des yeux.
Le lendemain matin, Christophe se leva en premier. Constatant qu’Antoine dormait sur le divan, il eut un léger soupir de soulagement. Il démarra la cafetière et prépara dix tasses. Une boîte de croissants d’épicerie trônait sur le comptoir. Quand le café se mit à couler, Sarah sortit de sa chambre. Elle s’approcha du comptoir, enroulée dans une couverture de laine. Christophe poussa la boîte de croissants dans sa direction. Elle en prit un, puis le remercia. Il jeta un coup d’œil vers Antoine, qui dormait toujours.
— Excuse pour hier, Sarah.
— Hier, c’est hier.
— Je sais que je suis souvent maladroit avec toi.
— C’est correct. J’aime ça te déstabiliser.
— T’es cruelle.
— Je travaille avec les morts.
— Ça peut être doux aussi, parfois.
— Sur ma table, ça l’est jamais.
— Tu penses encore que je suis juste un corbeau ?
Elle se versa une tasse de café, puis en remplit une autre. Elle lui remplit aussi son thermos. Antoine s’assit sur le divan, réveillé par le bruit subtil de leur discussion à voix basse. Sarah se dirigea vers le salon, prit une gorgée, puis se retourna vers Christophe.
— Je pense que tu essayes trop d’être quelque chose que t’es pas.
Elle s’approcha d’Antoine, lui tendit la tasse de café.
— Voilà pour vous, maître Renard.
Puis elle regarda vers Christophe, cruelle.
Il prit alors son thermos et sortit par la porte, qui claqua. La rosée du matin, liée à l’humidité de la forêt, avait rendu le couvert du sol, déjà jonché de feuilles, très glissant. En avançant sur le parvis, au moment de s’engager dans les marches, ses pieds glissèrent et partirent vers l’avant. Il s’écrasa de tout son long dans un bruit sourd. Un nuage de feuilles virevolta dans toutes les directions. Il se retrouva en étoile sur une pile de feuilles. En réaction au bruit, Sarah et Antoine se précipitèrent à la baie vitrée pour voir ce qui s’était passé. Constatant avec amusement que Christophe était couché par terre, en étoile, dans un tas de feuilles mortes, ils restèrent figés un instant.
Christophe se mit alors à faire des mouvements circulaires de haut en bas avec ses bras et de gauche à droite avec ses jambes. Tasse entre les mains, le duo le regardait avec un léger sourire sur le visage. Sarah brisa le silence.
— Y fait-tu un ange d’in feuilles mortes lui-là ?
— Tu l’as blessé… J’pense qu’y fait un corbeau d’in feuilles mortes.
