assiette

4. L’addition était pour deux

Parce qu’en octobre, les terrasses étaient déjà majoritairement fermées. Ils avaient choisi un restaurant de la petite Italie pour se voir. Habitués de l’endroit, ils s’étaient vu offrir la même table que d’habitude : celle devant la grande baie vitrée qui donnait directement sur Saint-Laurent. Sans être un restaurant chic, c’était tout de même un établissement classique. Nappe blanche sur les tables, verres classiques, coupes à vin et ensemble d’ustensiles sans envergure.

Antoine et Fred s’assirent face à face. Aussitôt assis, la serveuse vint remplir leurs verres d’eau et leur donner un menu. Elle s’éloigna brièvement, puis revint et déposa un panier de pain et une assiette d’huile et de vinaigre balsamique. Fred brisa le silence.

— J’hais ça quand on vient souper aussi tard.

— À cette heure-là, c’est tranquille.

— On aurait pu aller au café.

— Moi, j’ai faim.

Fred continua de râler un peu en regardant le menu. Il le déposa au moment même où la serveuse arrivait avec deux verres de vin.

— De la part de Fran… Franco.

— Dis-moi, c’est quoi ton nom ? lui demanda Antoine, très poliment.

— Flo… Florence.

— Florencia ! Comme la ville. Magnifique.

— Me… merci.

— Tu diras merci à Franco, mais on va quand même payer nos verres. J’veux rien lui devoir.

— Je… je vais lui dire.

Fred la regarda s’éloigner. Se retourna vers Antoine et fit un signe de la tête. Ce dernier répondit en haussant les épaules. Ils prirent ensuite une gorgée de vin, puis rejetèrent un œil au menu. Sur l’entrefaite, Maude et Rachel arrivèrent. Rachel, toujours aussi exubérante, s’assit à côté de Fred.

— Hey, les Ritals ! s’exclama-t-elle, en s’asseyant.

— Arrête de nous appeler comme ça, répondit Fred.

— Ta mère est italienne, t’es un rital, like it or not.

Fred roula des yeux. Entre-temps, Florence ramena deux verres d’eau et deux menus additionnels, sans toutefois amener deux verres de vin. Chose qui déplut à Maude. Elle attendit que Florence ait fait quelques pas en direction opposée pour la rappeler.

— Excuse-moi.

Florence revint aussitôt.

— On prendrait aussi des verres de vin.

— D’… d’accord.

— Tu diras à Franco que c’est pour Maude.

Elle lui sourit en inclinant un peu la tête, fronçant les sourcils.

Elle repartit la tête basse, d’un pas rapide. Antoine l’observa s’éloigner. Maude, le voyant la yeuter, le prit par le menton, tourna sa tête vers elle. Elle tenait fermement sa mâchoire entre son pouce et son index.

— Hey… J’suis ici, Rizzo.

— Mais toi, t’es assise.

— Et toi, tu vas sortir d’ici couché. Les pieds devant.

— Ohhh. Tu te fais parler, mon Rizz, lança Fred en prenant une gorgée de vin.

— Maude se tourna vers lui, sévère.

Rachel, tranquille jusqu’à présent, se tourna vers Fred. Le toisa. Puis, au moment où il déposa son verre de vin, le lui prit et le vida d’un trait. Fred eut un léger mouvement de recul, à la fois surpris par son geste, mais aussi impressionné. Elle passa sa langue sur ses lèvres pour en essuyer le surplus de vin. Fred se replaça sur sa chaise. Elle lui sourit.

— Ça va, Fredo ?

— À merveille.

— Je te trouve nerveux. J’t’intimide ?

— Non, Raytch. Juste, t’es toujours un peu intense.

Elle se mit à rire. Se rapprocha encore plus de lui, mordilla son oreille et glissa sa main sur sa cuisse. Fred était de moins en moins à l’aise. Maude, de l’autre côté de la table, sourit, puis se tourna à nouveau vers Antoine. Elle fit glisser sa main sur sa joue, puis derrière son oreille. Elle exerça ensuite une pression pour approcher leurs deux visages et l’embrassa langoureusement. Au même moment, Florence revint avec deux coupes de vin.

— Pa… pardon… Voici les coupes de vin. Aussi, êtes-vous prêts à commander ?

Maude jeta un œil vers Rachel, qui lui fit un signe positif de la tête. Elle tira Fred vers elle et, imitant Maude, enfonça sa langue dans sa bouche. Fred, surpris, n’eut pas le temps de réagir et décida de se laisser faire. Les mains habiles de Rachel caressèrent ses cuisses puis son torse. Au bout de quelques secondes, satisfaite, Rachel se dégagea. Fred, lui, avait toujours les yeux fermés, ne remarquant pas que Rachel avait fait un nouveau signe de tête à l’attention de Maude. Antoine brisa le moment en indiquant sa commande.

— Ma belle Florence, je vais te prendre une Margherita, s’il te plaît.

Maude lui fit de gros yeux, puis, à l’attention de Florence, qui avait les joues roses :

— On s’en va.

— Pou… pour le vin… hésita Florence, en pointant les coupes.

— Ils vont le boire.

Elle se leva, salua Fred puis se dirigea vers la sortie. Rachel se leva à son tour, fit un clin d’œil à Rizzo puis s’adressa à Fred :

— On s’reprend peut-être plus tard, Fredo.

Elle lui envoya un baiser flottant, puis quitta.

Fred regarda Antoine, levant légèrement la main gauche, en signe d’incompréhension. Antoine répondit d’une moue, en haussant les sourcils. Enfin, Fred regarda Florence et commanda le spaghetti bolognese. Cette dernière reprit les menus puis se dirigea vers la cuisine.

Dehors, Maude marchait d’un pas rapide sur Saint-Laurent. Rachel la rejoignit.

— Hey, t’es bin intense à soir.

— Y cruise des pitounes.

— C’est vrai qu’elle est chaude, Flo.

— Raytch.

— Quoi ?

— T’es de mon bord ou quoi ?

— Not going to blame Rizz.

— Fuck off…

Elle s’alluma une cigarette, souffla la fumée en l’air, puis ajouta :

— Pis, Fred ?

— Comme on pensait.

— Then it’s a go.

Elles s’éloignèrent côte à côte, s’échangeant la cigarette.

Au resto, Fred revenait des toilettes. Il s’assit devant Antoine, prit une gorgée de vin.

— C’est une drôle de soirée, tu trouves pas, Rizz ?

— Pourquoi ?

— Bah, c’est super tranquille ici, les filles débarquent, Maude te fait une crise de jalousie, Raytch me french out of nowhere. La serveuse est super lente. Franco est pas venu nous voir.

— Il est parti.

— Quand ?

— Tu pissais.

— Drôle de timing.

Antoine ne répondit rien. Il se contenta de prendre une gorgée de vin. Florence arriva en silence avec les assiettes. Elle déposa d’abord la pizza devant Antoine, puis ensuite le spaghetti devant Fred. Elle ne quittait pas Fred des yeux, puis leur souhaita bon appétit et retourna derrière le comptoir d’accueil.

Les deux compatriotes savouraient leur repas respectif. Soudainement, le cellulaire de Rizzo vibra. Il regarda. Message de Rachel :

« Il a un pack. Back door, in one minute. You hide or not? » Il leva les yeux vers Fred, qui était concentré à rouler son spaghetti sur sa fourchette. Il répondit : « I stay, do it. » Puis il recula un peu sa chaise et rangea son cellulaire dans son veston. Fred releva la tête.

— Des infos intéressantes ?

— Les filles.

— S’passe de quoi ?

— Elles vont au bar.

— J’ai des trucs à finir avec Raytch, dit-il en souriant.

— Haha. I think she’s into you as well.

À cet instant précis, la porte du fond du resto s’ouvrit délicatement. Une silhouette toute vêtue de noir entra. Espadrilles aux pieds, pantalons noirs, hoodie noir, elle marcha lentement. Au même moment, on cogna dans la baie vitrée, face à Fred. Il releva la tête et regarda à sa gauche. Rachel se tenait à l’extérieur et, lorsque Fred posa les yeux sur elle, esquissant un début de sourire, elle releva son chandail, lui exposant sa poitrine. Il en échappa sa fourchette en écarquillant les yeux, sa bouche s’ouvrit à moitié, il figea. Même Antoine cessa de mâcher.

C’est là que Maude, toute vêtue de noir, arriva tout juste derrière lui, posa le canon d’un pistolet sur la tête de Fred. Il eut tout juste le temps de remarquer la silhouette dans le reflet de la vitre lorsqu’il sentit le canon froid s’appuyer contre son crâne.

BAM !

Sa tête eut un mouvement de coup de fouet vers l’avant, puis alla s’écraser dans l’assiette de spaghetti. Florence mit ses mains sur sa bouche pour réfréner un cri. Ses yeux étaient grands ouverts, elle tremblait. Maude la regarda, posa un doigt sur sa bouche en signe de silence. Elle laissa ensuite l’arme tomber au sol, puis se dirigea vers l’entrée. En passant devant Flo, elle lui souffla :

— Pas un mot, et pas touche à mon chum.

Puis elle est sortie.

Rachel l’attendait dehors dans la Ford Ranchero. Elles partirent doucement.

— Sérieux, Rachel… flasher tes seins ?

— Un dernier plaisir avant de mourir.

— Antoine les a vues, ajouta-t-elle d’un ton sec.

— Rien qu’il n’avait pas déjà vu.

— Conne.

Rachel lui sourit. Puis accéléra.

Antoine, lui, était assis, impassible. Il prit une serviette puis essuya le sang qui lui avait éclaboussé le visage. Il se retrouvait finalement seul à table. Fred, le visage écrasé dans son spaghetti, ne bougeait plus. Les sirènes au loin laissaient présager l’arrivée imminente de la police. Antoine finit son repas. Il s’essuya la bouche, puis marmonna :

— Fucking rat.

Il leva le bras à l’attention de la serveuse, blanche comme un drap, incertaine si elle devait rester là ou s’écrouler sur place. Elle arriva lentement, le fixant, essayant de ne pas regarder le cadavre de Fred dont le visage gisait dans son plat de pâtes.

— Ou… oui, monsieur ?

— Je vais te prendre l’addition.

— Ooo… ok, ok…

— J’vais aussi prendre la sienne.